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Seconde partie : Travail forcé pour le cuivre du Katanga (1)

 

L’article 3 de la Charte Coloniale du 18 octobre 1908 prescrivait que: "Nul ne peut être contraint de travailler pour le compte et au profit de sociétés ou de particuliers".

La Compagnie du Chemin de Fer du Katanga (CFK) fut créée en 1902 par Robert Williams en partenariat avec l’Etat Indépendant du Congo. Cet homme d’affaires écossais était également le fondateur de l’Union Minière (UM) qui entama l’exploitation de la province par la création de l’Étoile du Congo, première mine du Cuivre au Katanga, la mine de Kambove et la fonderie d’Elisabethville. En 1909, la Colonie du Congo Belge (CCB) devenait le principal actionnaire de la CFK par l’intermédiaire de la Compagnie du Chemin de Fer du Bas-Congo au Katanga (BCK) qui avait été constituée en partie par la Société Générale de Belgique (SG) en 1906; SG qui était également co-propriétaire de l’UM, pour complètement la contrôler en 1921.

Pour faire face aux besoins pressants de main d’oeuvre, le ministre de la colonie Jules Renkin, en collaboration avec les dirigeants de l’UM, créa la Bourse du Travail du Katanga (BTK) en 1910, qui était en fait un bureau de recrutement dont les actionnaires initiaux étaient la CFK et l’UM. D’autres entreprises et colons pouvaient également s’affilier à cette société.

Société voulue privée, la BTK n’en était pas tout à fait une, vu la participation financière de la CCB au capital de la BCK et donc de la CFK. De fait, cet organisme allait se révéler être le principal pourvoyeur en main-d’oeuvre de l’administration et de toutes les entreprises de la province. La bourse assurait, par l’intermédiaire d’agents, le recrutement de travailleurs et les sociétés affiliées devaient lui verser des taxes par homme fourni.

Au début de la création de la bourse, les résultats étaient peu encourageants. Cela ne manqua pas d’alarmer les dirigeants de l’UM dont son directeur général, Eugène Halewyck se demandait en 1910 : "comment pourrions-nous réussir dans nos recrutements sans l’aide des gouvernants dans un pays où les effets d’une concurrence déloyale [entendez par là des salaires plus élevés] entre petits employeurs de main d’oeuvre noire se sont déjà malheureusement trop fait sentir et ont déjà trop influencé et flatté le caractère paresseux du nègre ?"

De la sorte, le ministre Renkin allait faire savoir à Wangermée, gouverneur du Katanga, en février 1911 que "le gouvernement doit prêter assistance à l’institution [la bourse] sans intervenir dans son fonctionnement intérieur". Renkin poursuivit en faisant valoir que toutefois la colonie avait le pouvoir de contrôler son action. Le terme de société privée était donc largement biaisé puisqu’en juin 1914, Emile Francqui [dont les "exploits" du temps de l’état indépendant du Congo (EIC) furent soulignés dans la première partie], président du conseil d’administration de la BTK à Bruxelles, écrivit à Debauw, alors directeur de la BTK au Congo, que "la direction de la bourse est aujourd’hui entièrement entre les mains du gouvernement local d’Elisabethville".

Dans un premier temps, 5 zones de recrutement furent prévues : Kavalo, lac Moero, Lulua, Bunkeya ainsi que Bukama-Mutombo-Mukulu. Chacune de ces zones avait un chef-recruteur de la bourse à sa tête qui travaillait en collaboration avec les autorités territoriales. Dès la fin de 1913, cette collaboration prenait la forme de comités. A partir de 1918, l’administration intervenait directement dans le recrutement de la main-d’oeuvre par la création de commissions et de sous-commissions.

Voici un extrait d’une réunion d’un des comités de recrutement à Kiambi (district Tanganyika-Moero) en 1914: "Les indigènes de ce territoire, comme partout étant rétifs à tout travail et n’engageant que très rarement leurs services de par leur propre volonté, il s’avère qu’ils ne s’y résignent que traqués par l’obligation de payer l’impôt.[ En 1911, Emile Wangermée fixait les taux du premier impôt en argent à verser par tout Africain, mâle, adulte et valide. Celui-ci s’élevait en moyenne pour cette année-là à 10 F. Le non-payement de cet impôt entraînait soit l’emprisonnement et la peine de la chicotte soit le travail dans les mines] Cette situation a été apparente dans la région d’Ankoro, où en ces derniers temps le recrutement fut assez important. Il est donc préférable que l’agent de la bourse opère là où le collecteur [l’agent territorial] perçoit l’impôt" .

Voici les réflexions en avril 1914 de Jean Savatte, un recruteur : "J’ai pu trouver les porteurs qu’il fallait…Quant aux travailleurs le résultat est toujours nul. Ce n’est pas une perception d’impôts, sans moyen pratique d’en exiger le paiement, qui fera changer quoi que ce soit…Les chefs n’ont aucune autorité…j’ai trouvé tous les hommes valides partis…Si l’on veut obtenir un résultat, des mesures radicales s’imposent pour soumettre la région".

C’est ainsi que pour aider les recruteurs dans leurs tâches, la force publique pouvait, dixit Léon Moser, agent de la bourse, épouvanter l’indigène. Le moyen courant de recrutement était, comme c’était déjà le cas pour la récolte du caoutchouc, de passer par des auxiliaires congolais qui percevaient des primes tout comme de leur côté les agents territoriaux recevaient des allocations de la bourse. Les contrats des recrutés étaient "visés" par les territoriaux, ceux-la même qui percevaient des allocations pour le recrutement. Ce visa prétendait que le recruté avait souscrit volontairement au contrat.

Pour les raisons évoquées ci-dessus, nous pouvons sans aucun doute considérer que ces recrutés étaient de véritables forçats, même s’ils percevaient un petit salaire (10 à 15 F/mois en 1913), dont la moitié du versement, selon une clause de 1912, était différée à la fin du terme qui était de 3 ans à cette époque.

Voici quelques extraits d’une lettre de Wangermée au ministre Renkin : " Si les engagements à longue durée…procurent à l’affilié certains avantages pécuniaires, ceux-ci ne constituent qu’une faible compensation des pertes occasionnées par les désertions ou le décès des engagés [la bourse refusant de rembourser quoi que ce soit des taxes perçues aux compagnies affiliées]. Le taux élevé de la mortalité parmi les engagés de 3 ans [ces derniers temps est] dû autant aux privations subies au cours d’un long voyage effectué [parfois 800 km] pendant la mauvaise saison, qu’au changement de climat [la température pouvant descendre dans le Haut-Katanga jusqu’à zéro degré en juin-juillet] et de nourriture". Ces forçats étaient donc littéralement déportés sur de longues distances.

Parallèlement à ces déportations "internes", de 1911 à 1921, la Compagnie R.Williams&Co importait au Katanga de 44 000 hommes originaires de Rhodésie, mais aussi d’Angola, et ce principalement pour l’UM.

Quelques passages du rapport d’Antoine Sohier, procureur du roi f.f, rédigé en décembre 1916, à la demande de Rutten, sur la situation à Kambove[une des mines de l’UM] : "…Les travailleurs appartiennent à 3 classes principales : les Rhodésiens enregistrés, les recrutés de la bourse, les volontaires. On appelle volontaires (350 actuellement à Kambove [sur 1560]) ceux qui viennent s’engager directement à la mine, sans passer par un organisme de recrutement. Chaque classe a ses déserteurs…Au camp une véritable police est organisée et les infractions sont punies de chicotte…Selon l’habitude c’est par l’intermédiaire du chef que le recruteur opère généralement. Tous sont d’accords pour dire qu’avant leur arrivée à Elisabethville, ils ignoraient totalement à quoi ils s’engageaient. Le visa de contrat serait un simple appel de nom…Les volontaires sont de loin les meilleurs…ils coûtent moins [pas de taxe à verser à la bourse] et rendent plus."

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En 1916, Polidori, chef du service médical du Katanga, visitait la mine de l’UM, " l’Étoile du Congo", regroupant environ 1 500 travailleurs africains à cette époque : "Dans le soi-disant hôpital des noirs, j’ai trouvé environ 250 malades dont 50% au moins étaient gravement atteints avec une moyenne de 2 décès par jour...appelé hôpital mais qui n’a d’hôpital que le nom.

…On a de suite l’impression que l’administration n’attache pas beaucoup d’intérêt à la santé…à l’exception des lits en bois et toile on ne voit pas le moindre meuble ou ustensile. Le tout est extrêmement primitif et misérable…pas le moindre aménagement qui permette de soigner...les nombreux malades...ces malades ne sont pas dans un hôpital mais dans un abri quelconque…Il existe en tout 28 lits et les malades sont 250……ceux d’entre eux qui peuvent marcher préfèrent rester à l’extérieur à la belle étoile…Ainsi ceux qui sont atteints uniquement de la tick-fever risquent de contracter l’influenza ou la pneumonie, leur organisme affaibli se trouvant dans un état de grande réceptivité. Cela explique, en grande partie, à mon avis, le pourcentage élevé des décès. Les décès parmi les travailleurs indigènes employés à l’étoile en octobre ont été de 52 sur 1501 travailleurs…Dans l’intérêt même de l’UM, il s’agirait d’envisager…à améliorer la situation…"

En 1917, le ministre Renkin chargea Martin Rutten, futur gouverneur du Katanga et futur gouverneur général du Congo, d’une mission d’inspection des populations du Katanga. Voici des extraits de son rapport. Au sujet des travailleurs de l’UM : "…il est impossible de ne pas être frappé par l’énorme consommation de vies humaines faite dans la région industrielle du Katanga, et surtout par le plus grand employeur de main d’oeuvre indigène, c’est à dire l’Union Minière …Pour bien se rendre compte du caractère excessif du taux de mortalité il faut considérer qu’il s’agit d’hommes adultes…sans infirmités apparentes. Avant d’arriver sur les chantiers, les hommes de la bourse ont été soumis au moins à un examen médical et les insuffisants ont été éliminés …

[il cite ensuite des chiffres comparant les taux de mortalité, les désertions et les réformés qui sont plus élevés à l’UM par rapport à la CFK] …Les réformés sont le plus souvent des malades convalescents mais très affaiblis…On a vu des gens déserter parce qu’ils étaient malades…Le taux de mortalité des statistiques est un minimum [ne tenant pas compte des décès parmi les déserteurs]…

…Le devoir du gouvernement d’intervenir au besoin par les moyens les plus énergiques est d’autant plus impérieux, que directement ou indirectement, il contribue à amener à l’UM la main d’oeuvre qu’elle utilise de cette manière. Il y contribue directement quand il donne l’ordre aux fonctionnaires territoriaux, aux chefs indigènes de favoriser le recrutement de la bourse. Il y contribue indirectement, quand il fait percevoir un impôt élevé dans un territoire, où il est impossible aux indigènes de le payer sans aller chercher du travail aux mines…

…Faut-il s’étonner si les chefs indigènes au lieu de livrer les déserteurs à l’autorité, mettent tous leurs soins à bien les cacher. Quel est le chef qui oserait renvoyer X à la Lubumbashi où plusieurs de ses compagnons sont enterrés ? L’autorité des chefs est surtout basée sur le consentement unanime de leurs sujets : ils doivent vivre avec eux et leur vie deviendrait impossible si dans des cas semblables ils prenaient partie pour l’autorité européenne. Tous ces indigènes qui meurent, désertent, ou reviennent chez eux réformés ou abîmés, ont des parents, des femmes, des amis ; ils font partie d’un groupe social étroitement unis…

…La présence dans le pays de nombreux déserteurs, soucieux avant tout d’éviter tout contact avec le blanc, contribue à la désagrégation des chefferies. Ces gens forment à l’écart de petits villages et pour les raisons que j’ai indiquées, le chef ne peut ou ne veut rien faire contre eux…

[il écrit ensuite, qu’il a reçu étonnamment très peu de doléances de la part des Congolais durant cette visite d’inspection. Mais, se dit-il, pourquoi se plaindraient-ils à un fonctionnaire du gouvernement alors que] le gouvernement vient lui-même de faire lever de force de nombreux porteurs pour le Banganka [la campagne belge en Afrique Orientale allemande] d’où des centaines des nôtres partis depuis 3 ans ne sont pas revenus "

[Durant les 3 premiers mois de 1917, 10 000 porteurs furent réquisitionnés au district Tanganyika-Moero, principalement pour les besoins du portage militaire, qui fut particulièrement meurtrier, dans le cadre de la campagne militaire de la force publique au Rwanda et au Burundi, alors colonies allemandes] .

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Jusqu’en 1920, environ 6 000 hommes trouvèrent la mort, dans les seuls camps de l’Union Minière. Sans oublier ceux qui mouraient durant leurs déportations, parmi les milliers de déserteurs, voire parmi les réformés. La colonie nommait les réformés, les déserteurs et les morts des déchets. Les causes de ces taux de mortalité et de morbidité élevés étaient dues aux conditions de travail particulièrement éprouvantes, à l’environnement sanitaire déplorable entraînant des épidémies ainsi qu’aux accidents de travail. Un taux élevé de désertions s’expliquait également, en plus des raisons citées plus haut, par des rations alimentaires insuffisantes, la brutalité, les injures et la peine de la chicotte, la promiscuité et des salaires de misère, qui de plus, pouvaient ne pas être versés.

En 1916,Trudon Straven, administrateur territorial de Sampwe, accusé de négligence, quant à sa mission de ramener des déserteurs, retorquait que son territoire [malgré ses demandes réitérées et celles de ses prédécesseurs] "ne possède aucun instrument pour enchaîner les noirs prisonniers, ni chaînes, ni carcans, ni serrures de sûreté et que chaque fois qu’il faut les transférer, je suis forcé de les amarrer avec de la corde indigène facile à couper aux dents ou au couteau"

En 1920, le Ministère des Colonies publiait le Rapport sur l’Hygiène des travailleurs noirs rédigé par le Dr Boigelot alors responsable du service d’hygiène industrielle. Ce rapport avait été à la base d’une ordonnance portant sur la protection des travailleurs africains. Cet acte législatif fut combattu par les industriels qui eurent gain de cause auprès du ministre. Les obligations des employeurs se révélaient être nettement moindres dans l’ordonnance promulguée en février 1922 par rapport à celle inspirée par Boigelot, qui abandonnait sa carrière congolaise sans que le vice-gouverneur général Rutten, pourtant sensibilisé à la condition des Congolais [cf son rapport de 1917], ne fisse rien pour qu’il conserve son poste.

Pendant ce temps-là, en juillet 1919, Jean Jadot annonça que l’Union Minière avait produit pendant toute la période de la première guerre mondiale 85 000 tonnes de cuivre et réalisait un bénéfice de 37,5 millions de francs dont 7,5 millions revenaient à la colonie.

Durant ces dix premières années d’existence, la BTK allait rassembler 50 000 travailleurs principalement pour l’UM, la CFK et la Colonie. Le 2 juin 1920 la question des recrutements par la BTK fut évoquée à la Chambre à Bruxelles par Paul Tschoffen : "Nous voulons attirer l’attention sur le danger dont sont menacés les indigènes par les façons de faire de certains recruteurs …pour les industries du Katanga…Il s’exerce actuellement une contrainte occulte mais intense dans l’embauchage des indigènes par contrats à long terme …Les mines vont demander des travailleurs jusque dans le Kasai…Ce serait une faute grave de fixer le taux de l’impôt et de le percevoir de telle manière qu’il constitue une contrainte indirecte au travail…La population noire du Congo ne cesse de décroître avec rapidité…"

En 1921, le monopole du recrutement au Katanga n’appartenait toujours pas à la bourse, malgré les efforts en ce sens du ministre Renkin et de son successeur Louis Franck qui était un grand défenseur des gratifications allouées aux fonctionnaires et, tout comme Félicien Cattier 10 ans auparavant, partisan de l’importation de coolies chinois. De concert avec Maurice Lippens, gouverneur général de la Colonie du Congo Belge, le ministre Franck favorisait et soutenait les petites et les grandes entreprises pour favoriser et développer l’occupation du Congo.

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En juin 1922, L.Franck rédigeait une circulaire qui allait dans ce sens: "Ce serait une erreur de penser –à plus forte raison de dire aux indigènes- qu’une fois l’impôt payé et leurs autres prestations légales effectuées, ils peuvent rester dans l’inaction. Dans aucun cas, et sous aucune forme, ce genre d’opinion ne peut être exprimé par nos magistrats ou fonctionnaires…L’autorité morale du magistrat ou de l’administrateur, la persuasion persévérante, les encouragements, les faveurs et, s’ils n’aboutissent pas, les marques de déplaisir, l’action des chefs, sont, aux mains d’agents expérimentés et respectés, des moyens puissants".

Les recruteurs des protagonistes de "l’oeuvre coloniale" s’arrachaient la force de travail congolaise. Le préfet apostolique du Haut-Katanga, Mgr J.de Hemptinne, se plaignait en 1922 de ce que sa mission de Kapolowe ne trouvait pas de la main d’oeuvre parce que le recruteur de la bourse, Delforge, avait réussi à capturer tous les mâles adultes de la région et que la mission n’avait pas les moyens de racheter à celle-ci le produit de ses chasses.

En 1923, Vandenboogaerde, commissaire de district du Tanganyika-Moero, demandait aux administrateurs territoriaux plus d’intransigeance dans les méthodes de recrutement. Il leur fit savoir que : "Votre intervention auprès des chefs ne peut se borner à de platoniques conseils ou même à des ordres formels non suivis de sanction en cas d’inexécution. Une fois le quota à recruter fixé d’accord avec le chef, il est nécessaire de tenir énergiquement la main à ce que ce nombre soit effectivement recruté. En cas de mauvais vouloir de la part du chef ou des indigènes, une grande rigueur dans l’application des lois et règlements [il cite articles et décrets] vous permettra de leur faire sentir que vous exigez absolument que chaque chefferie, dans la mesure de ses moyens, intervienne dans les recrutements de la main d’oeuvre. Le résultat de pareille politique qui est parfaitement légale n’est pas douteux…

..Je demande …de faire parvenir régulièrement une liste nominative, par chefferie, des déserteurs. Ceux-ci doivent être recherchés…Un administrateur territorial qui a de l’autorité sur les chefs…doit réussir à faire arrêter les déserteurs…[il demande ensuite aux administrateurs territoriaux de s’entraider]…pour décourager les désertions et les émigrations si nombreuses d’un territoire dans un autre…" [qui comme le signalait M.Rutten dans son rapport en 1917, concourent à la désagrégation des chefferies]

En 1922, et suite à une enquête judiciaire, Sohier décrivait le système du recrutement en vigueur dans la colonie belge : " …le recrutement à l’heure actuelle n’est pas libre. A mi-chemin entre le système de la liberté des engagements et celui de la contrainte légale, s’est établi un système intermédiaire: le recrutement d’office par voie d’autorité. Le contingent fixé par les commissions de la main d’oeuvre, comme étant celui que peut fournir un territoire, est considéré par les administrateurs comme un contingent obligatoire, et c’est littéralement par voie de réquisition qu’il est obtenu..."

Nous étions donc en présence de 2 antagonismes : d’une part la colonie qui prétendait assurer aux Congolais, via une charte, la liberté d’engagement. D’autre part la prospérité de cette même colonie impliquait l’utilisation d’une main d’oeuvre bon marché pour ne pas dire gratuite. Mais une troisième composante se faisait de plus en plus pressante : la dépopulation du Congo. Quelques exemples pour illustrer cette réalité : en 1919, le vice-gouverneur de la Province Orientale, A.Demeulemeester, fermait le district du Maniema au recrutement de la BTK. Début 1923, il demandait au gouverneur général que l’interdiction soit maintenue parce que c’était "d’elle que nous pouvons espérer que ce beau pays, qui a tant souffert, voie renaître sa population" ou Théodore Nève, abbé, qui en 1923, confiait à Vanleeuw, directeur de l’industrie, qu’ "il était triste d’y voir tous les villages [au Katanga] absolument vides au point de vue hommes adultes et valides, ne comptant plus que des femmes, des enfants et des vieillards" ou encore C. Kuck, sous-directeur de l’ Intérieur qui estimait en 1924 que "les recrutements ont amené la dépopulation et la dislocation de certains groupements" .

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Cet état de fait amenait Albrecht Gohr, directeur général de l’Intérieur et ex-directeur de la justice de l’EIC, à déclarer en 1923 que : "…la seule question qui se pose est de savoir si on doit préférer satisfaire les intérêts immédiats des entreprises privées, au risque de sacrifier l’avenir de la race indigène du Congo et les intérêts futurs des entreprises européennes…Nous ne devons pas travailler uniquement pour le présent, sinon l’avenir placera les entreprises au Congo dans une situation beaucoup plus difficile qu’actuellement…"

Vanleeuw écrivait la même année que : "les recrutements ne doivent pas être poussés à l’extrême dans les villages, de façon à ne plus y laisser un homme valide, qu’en tout cas les hommes mariés ne devront être engagés, que pour du travail sur un chantier, assez près de leur village, pour leur permettre de retourner dans leur famille au moins tous les 15 jours…je proposerai une lettre collective à l’UM, au CFK et au CFL [la compagnie de chemin de fer des grands lacs], etc..., insistant sur la question du défaut des naissances dans les camps, en proposant de relever le pourcentage des femmes qu’on autorise les recruteurs à amener avec les hommes, de porter par exemple ce pourcentage de 15% à 20 ou 25%…"

Le ministre des colonies L.Franck, par une lettre datée de décembre 1923, allait s’en tenir aux intérêts des entreprises pour négliger complètement la population congolaise, tout comme le gouverneur général Heenen qui préconisait des mesures spéciales à appliquer aux chefferies qui ne fournissait pas à la BTK "le contingent requis".

Alors que Carton de Tournay devint le nouveau ministre des colonies, en novembre 1924 une commission se réunissait pour étudier les problèmes de la main d’oeuvre et de la dépopulation causée par les recrutements intensifs. La commission rassemblait des directeurs d’entreprises, les gouverneurs des provinces, les hauts fonctionnaires du Ministère des Colonies, et bien d’autres personnalités. Elle fixa le pourcentage de la population pouvant être recruté pour le travail dans les entreprises à 10 % et pour le travail au village au profit des européens à 15 %, tout en sachant très bien que dans certaines zones, tous les HAV (hommes adultes valides) étaient soumis aux cultures obligatoires. Cette limite de 10% ne sera pas respectée, d’autant plus que cette même commission recommandait la propagande active de la part des administrateurs coloniaux auprès des populations pour travailler dans les entreprises européennes ainsi que la pratique interventionniste de l’état dans le recrutement pour les privés.

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Le rapport de cette commission soulignait également que le devoir du colonisateur était de faire comprendre à l’Africain la notion de travail, essentiel à son épanouissement moral et matériel. Pas un mot par contre quant au système de contrainte et des moyens mis en oeuvre pour le recrutement. En 1924, la Commission de l’Esclavage de la Société des Nations à Genève qualifiait de travail forcé tout travail dans les entreprises privées, obtenu par pression indirecte ou morale exercée par les fonctionnaires coloniaux. La même année, la bourse rassemblait 8 368 réquisitionnaires au Katanga dont un gros pourcentage était toujours destiné à l’Union Minière, sur les chantiers de laquelle, plus d’un Africain mourait par jour.

Durant toutes ces années, des échanges de correspondance auront lieu entre les agents territoriaux, les gouverneurs, les grandes entreprises et le Ministère des Colonies quant aux méthodes de recrutement et le manque de main d’oeuvre. Des ordres, des contre-ordres, des ordonnances et des décrets fuseront pour tenter de masquer la réalité qu’était le travail forcé.

Lisez les commentaires d’Adolphe Desloovere, directeur de la bourse, écrits en avril 1925 : "Il résulte d’une conversation que nous avons eue avec M.le Procureur Général [Sohier],…, que l’intervention des chefs indigènes, telle qu’elle est pratiquée, ne constitue plus une pression morale exercée sur l’indigène, mais une véritable contrainte directe. Le procureur général déclare ne pouvoir admettre pareille intervention si notre législation ne la prévoit pas en termes bien précis. Notre législation devrait donc être modifiée complètement dans ce sens, en vue de la mettre en harmonie avec les faits et nécessités actuelles. Il ne faut pas se dissimuler que les engagements réellement volontaires deviennent de plus en plus rares, et si une contrainte directe ne peut être exercée sur l’indigène récalcitrant, le rendement des recrutements diminuera de plus en plus…."

D’autre part, ces séances de recrutement, même pratiquées par l’intermédiaire d’un chef autochtone, se passaient souvent de manière très violente, voire meurtrière. Le procureur général Sohier soulevait dans une lettre en 1925, le rôle ambivalent des fonctionnaires territoriaux chargés de fonctions judiciaires d’une part et du recrutement d’autre part, tout comme le cumul, dans la personne de Desloovere, des fonctions de la direction du service de l’industrie avec celle de la bourse alors que la première était censée contrôler la seconde au niveau du respect de la législation du travail.

La même année, lors d’une réunion de la commission provinciale sur la main d’oeuvre au Katanga, l’utilisation de la contrainte indirecte fut recommandée par l’assemblée. Celle-ci consistait à appliquer aux chefferies récalcitrantes aux recrutements, une imposition de travaux d’utilité publique, une majoration des contingents à lever pour la force publique et une majoration de l’impôt.

En ce qui concerne le charbonnage de Luena, voici quelques lignes écrites par le médecin de la colonie à Bukama pour le rapport médical du Katanga en 1925 : "Cinq mois après le passage du médecin en chef, j’ai signalé de nombreuses désertions de malades et de cachectiques qui venaient se réfugier soit au camp de la bourse, soit à l’hôpital. J’ai demandé qu'une enquête soit faite par un commissaire de police. Il me fut répondu d’Elisabethville que les affections dont les malades étaient atteints, avaient pu être contractées après la désertion de la mine. Comme moins de 30 km séparent Luena de Bukama, j’ai refusé un pareil échappatoire et en de telles conditions je n’ai plus cru devoir insister à nouveau. La mortalité est telle à Luena que la surveillance du médecin de l’hygiène devrait être constante." Ce même médecin dénoncera également dans le même rapport la persistance du portage dans le district de la Lulua et au Kasai alors que les véhicules motorisés apparurent sur les routes. Mais le coût financier de cette solution en avait décidé autrement.

L’année 1925 verra le ministre Carton insister sur la nécessité de l’interventionnisme de la part du personnel territorial à cause de "…la situation critique qui menace les industries du Katanga …dont la prospérité est appelée à influencer notablement celle de la colonie…et pas plus qu’ auparavant, l’on ne doit oublier que la propension naturelle des indigènes à l’oisiveté exige, pour être surmontée, l’intervention de l’autorité." Toujours la même année, l’UM débutait des missions de recrutement au Rwanda-Burundi ainsi que dans le Maniema, région située au sud de la Province Orientale. Les deux années suivantes plus de dix mille hommes arrivaient de Rhodésie.

En 1926 et l’année suivante, Bureau, le gouverneur du Katanga, se servait du recrutement forcé, avec la bénédiction du ministre Jaspar, au nom de soi-disant travaux d’utilité publique. Les bénéficiaires de ce recrutement étaient, hormis l’état, les sociétés privées de chemins de fer. Un décret sur le recrutement forcé pour travaux d’utilité publique, avait été établi par les protagonistes de l’EIC en 1906 et repris par le Congo belge en 1909 pour la réalisation de grands travaux d’infrastructure.

Cette levée forcée de travailleurs, avait engendré à l’époque un tollé chez ED Morel et ses partisans, avec pour résultat que les autorités coloniales belges n’allaient plus utiliser ce système ouvertement. Bureau l’appliqua néanmoins au Katanga, et cette pratique persistera encore quelques années. Pour l’ "intérêt général de la colonie" et au risque d’être mis au ban de la Société des Nations, le recrutement forcé allait continuer à sévir, et ce, ouvertement, pendant de nombreuses années encore dans la colonie belge.

Voici ce que pense Jaspar en 1927 de la situation délicate de cette méthode de recrutement utilisant la persuasion :"S’il nous faut faire du recrutement forcé, je veux en prendre la responsabilité, mais ce que je ne veux pas, c’est mettre ma conscience à l’aise sous le couvert d’instructions ambiguës…Il n’y a pas que le personnel territorial qui me préoccupe, il y a le personnel judiciaire qui se trouve dans une situation délicate…" et Cattier de poursuivre:" Nous devons mettre fin au régime d’équivoque instauré au Congo en matière de main d’oeuvre. Nos fonctionnaires se trouvent devant un dilemme: ou bien ils exécutent à la lettre les instructions qu’ils reçoivent et appréhendent d’être mal notés, ou bien tournant les instructions, ils font du recrutement forcé…"

La mortalité était toujours élevée parmi les forçats lors de leur déportation. De janvier à octobre 1926, les documents de la bourse révélèrent que parmi les 747 déportés en provenance de la Lulua, district situé à environ 500 kms de la destination finale, 123 décédèrent(plus de 15%), 88 furent réformés et 52 désertèrent. Le salaire de base passait à 1,80 F/jour pour les recrutés de la bourse. Parallèlement aux recrutements de la bourse et de l’état, des recruteurs privés sévissaient également pour le compte des compagnies.

Le 14 août 1926, l’inspecteur du travail à Elisabethville, Dufour, citait, pour la région industrielle du Haut-Katanga, l’existence de 47 357 travailleurs dont approximativement les 2/3 concernaient les grandes entreprises.

Le gouverneur du Katanga, Gaston Heenen observait en 1923 qu’un grand nombre de déracinés restaient dans les parages d’Elisabethville. Ces hommes provenaient de districts éloignés et étaient arrivés "en fin de terme", mais ne prétendaient pas retourner sur les lieux de leur recrutement. Ce comportement expliquait en partie leur rengagement sur les chantiers. Par un décret de 1932, Heenen créait le centre extra-coutumier d’Elisabethville, un parmi d’autres, véritable entité administrative composée de ces déracinés qui allaient former la base d’une classe ouvrière naissante.

En avril 1927, la bourse du travail devenait l’ "Office Central du Travail du Katanga" (OCTK) dont le comité de direction à Elisabethville était composé par des personnalités de l’UM, de la CFK, des services provinciaux, et par d’autres encore. Henri Jaspar, premier ministre belge à cette époque, assurait également la fonction de ministre des colonies.

Un mois plus tôt, une ordonnance promulguée par Bureau au Katanga fixa des règles strictes concernant l’acheminement des travailleurs sur les lieux de leur affectation : des règles relatives au transport, au logement et au rationnement des déportés. Cela assurait le monopole de fait à la bourse qui allait exécuter des travaux financés en partie par les grosses sociétés, pour répondre aux exigences de cette ordonnance. Cela renforçait également l’interventionnisme de la colonie puisque les agents territoriaux participaient, selon une circulaire d’octobre 1928, à la logistique de ce programme.

Comme Heenen le souligne en 1927:"On peut espérer qu’un monopole de fait reviendra à l’OCTK, comme résultat d’une application rigoureuse de la réglementation sur l’acheminement et le rapatriement des travailleurs." et en 1929: "l’OCTK n’est pas une société privée ordinaire : sans but lucratif, elle est fondée en vue de l’intérêt général, contrôlée et subsidiée par le gouvernement, soumise aux directives de celui-ci." Parallèlement aux recrutements de l’OCTK, l’UM organisait des levées pour son propre compte. C’est ainsi qu’elle recrutait dans le Maniema et comme déjà signalé au Rwanda et au Burundi d’où, de 1925 à 1930, plus de 7 000 hommes dont des femmes et des enfants furent emmenés au Katanga. Plus de mille d’entre eux allaient y mourir durant cette période.

Les dirigeants de l’OCTK à Bruxelles allaient motiver le refus d’une demande de recrutement au Rwanda-Burundi sollicitée par Heenen par ces propos : "Il est notoire que les populations du Ruanda-Urundi sont d’une extrême fragilité dès qu’on les sort de leurs milieux. L’expérience qu’en a acquis l’Union Minière est concluante à cet égard. Et si une confirmation était nécessaire, nous la trouverions dans la mortalité excessive qui a frappé le détachement d’hommes ayant cette origine, qui fut mis il y a quelques 2 ans à la disposition du CFL [la Compagnie de Chemins de fer des Grands Lacs] à Albertville.

18 806 travailleurs rhodésiens allaient également être fournis par une firme privée à l’UM de 1927 à 1930.

La crise économique mondiale des "années trente" allait réduire les besoins de main d’oeuvre et peut être sauver certaines régions du Katanga du dépeuplement. C’est ainsi que l’effectif des travailleurs de l’UM passait de 18 471 Africains en 1930 à 5 575 en 1932 dont la plupart étaient originaires du Lomami, district qui allait faire partie du Kasaï à partir de 1932.

De 1912 à 1930, la bourse recrutait, à elle seule, 123.000 hommes dont la moitié pour l’Union Minière. Le cabinet Jaspar parlait en 1927 d’un taux de mortalité de 4,3%/an parmi ces forçats du cuivre. Pour ne parler que de l’Union Minière, propriété de la Société Générale de Belgique, celle-ci a des milliers de victimes à son actif.

En 1941, une grève parmi des travailleurs de l’Union Minière éclatait et était durement réprimée par la force publique. Le 9 décembre 1941, plus de cent Congolais étaient massacrés sur les ordres du gouverneur du Katanga, Amour Maron.

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(1) Ce résumé de la première partie du livre de Jules Marchal, Travail forcé pour le Cuivre et pour l'or, L'Histoire du Congo 1910-1945-Tome 1, éd.Paula Bellings, Borgloon (Belgique), 1999 a été réalisé par Patrick Cloos pour www.cobelco.org (2000)