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©Le Soir du samedi 17 et dimanche 18 novembre 2001
Colette Braeckman
Le rapport produit par la commission d'enquête parlementaire sur l'assassinat de Lumumba est un extraordinaire exercice d'équilibre à la belge. Sur le fond, il est d'une rigueur implacable : soutenus par le travail des experts venus de divers horizons politiques et scientifiques, les commissaires ont pulvérisé quatre décennies de non-dit. Ils ont étalé au grand jour le secret d'Etat qui entachait de suspicion les relations entre la Belgique et la classe politique congolaise, dévoilé la complicité de ceux que l'on appelait à l'époque les « modérés » parce qu'ils étaient pro-Belges et discrètement soudoyés (ce qui devrait faire réfléchir à l'heure du dialogue intercongolais..), décrit toute la panoplie des manuvres de déstabilisation, qui ne pouvaient logiquement se terminer que par la disparition physique du gêneur qui, dûment élu, s'obstinait à vouloir revenir au pouvoir.
Sans se soucier de plaire ou de déplaire, les commissaires (qui avaient eu accès aux archives des Affaires étrangères et du Palais) ont décrit la pyramide des responsabilités, depuis les honorables correspondants de Brazzaville ou de Léopoldville, les grands argentiers des sociétés minières et jusqu'aux personnalités politiques. Ils ont mis en cause des hommes qui, durant quarante ans, ont incarné la Belgique officielle, ont été promus, décorés, anoblis, considérés comme intouchables, sans doute parce qu'ils avaient défendu des intérêts considérés comme supérieurs, ou parce qu'ils bénéficiaient d'une sorte d'omerta.
Cependant, la commission, dans sa dernière ligne droite, au moment de
conclure, apparaît comme étrangement schizophrène : le fait
que le gouvernement belge n'ait pas donné l'ordre écrit, explicite,
d'éliminer physiquement Lumumba suffit à écarter la préméditation,
et permet de conclure à une responsabilité exclusivement morale
Depuis quand et sur quelle base, dans une législature où l'on
s'en prend à Pinochet, Sharon et autres, établit-on cette subtile
distinction entre morale et politique ? Y aurait-il antinomie ? A ce compte-là,
la Belgique aurait moins de raisons de présenter des excuses au Rwanda
(car le génocide n'a jamais été voulu ni préparé
par Bruxelles, bien au contraire ) qu'elle n'en aurait face aux nationalistes
congolais et à la famille de Lumumba. Car comment faut-il comprendre
le souhait de voir « définitivement écarté »
le Premier ministre destitué, l'indifférence face aux menaces
physiques qui pesaient sur lui ? Devant les tribunaux, cela s'appellerait «
non-assistance à personne en danger », ce que le bon sens populaire
résume par « qui ne dit mot consent ».
Renâclant devant l'obstacle final, soucieuse d'atteindre un compromis,
fût-ce au prix de la crédibilité de ses conclusions, la
commission a délégué au Parlement le soin de trancher définitivement
sur la question de la responsabilité des autorités belges de l'époque.
Assurer, comme le fait le président Versnick, que les temps ont changé
et que les protagonistes sont décédés pour refuser ainsi
d'envisager excuses ou réparations, c'est, de manière surprenante,
nier le principe de la continuité de l'Etat...
Commission d'enquête Lumumba : la faute établie
Bruxelles n'a pas explicitement ordonné l'élimination
COLETTE BRAECKMAN
Jusque tard dans la nuit, les membres de la Commission Lumumba
ont débattu du document final, chargé d'établir et de qualifier
les responsabilités de la Belgique dans l'assassinat de Patrice Lumumba,
survenu au Katanga le 17 janvier 1960.
Les commissaires souhaitaient aboutir à un consensus aussi large que
possible et de fait, seuls la VU et le Vlaams Blok, qui auraient souhaité
un texte plus dur encore à l'égard du Palais, se sont opposés
à la synthèse proposée. C'est à un difficile équilibre
à la belge que les commissaires sont finalement parvenus.
Un texte très clair, très ferme dans sa relation des événements
et des nombreux dysfonctionnements du système de décision, mais
bien plus elliptique lorsqu'il s'agit de définir les responsabilités
belges de l'époque : elles sont morales, plus que politiques.
Le document commence par décrire le contexte de l'époque, où
Lumumba était une figure marquante mais controversée, très
décrié au sein de l'opinion publique belge. Dès juillet
60, les autorités belges entrent clairement en lutte contre le gouvernement
de Léopoldville et, inversement, soutiennent Tshombe au Katanga. La commission
le constate sans fioritures : Le gouvernement belge n'a eu, dès le début,
que peu de respect pour la souveraineté du Congo.
« Certains membres du gouvernement ont une responsabilité morale »
Les actions concrètes visant à renverser Lumumba se succèdent : soutien aux sécessions du Katanga et du Kasaï, usage de fonds secrets, pressions sur Kasa-Vubu pour qu'il révoque Lumumba, encouragement de tous les opposants au Premier ministre. Mais surtout, il importe de mettre Lumumba hors d'état de nuire. De l'écarter politiquement, tandis que se déroulent d'autres actions, plus directes, des projets et des plans non aboutis : livraisons d'armes, projet d'enlèvement, d'empoisonnement.
A propos du transfert au Katanga, la commission est très claire : l'objectif du gouvernement belge est d'emprisonner Lumumba et de le transférer au Katanga et, pas plus que le roi Baudouin, lui aussi informé des menaces, il n'exprima jamais la moindre préoccupation quant à son intégrité physique. Aucun ordre d'élimination physique n'a été explicitement donné depuis Bruxelles, la décision finale a été prise par des Congolais, mais avec le soutien d'instances gouvernementales belges. Ce qui lui permet de conclure au fait que certains membres du gouvernement belge ont une responsabilité morale dans les circonstances ayant conduit à la mort de Lumumba. C'est au parlement qu'il appartiendra, éventuellement, d'aller plus loin, de proposer excuses ou réparations.·
La pyramide des responsabilités
Désireuse d'aboutir à un consensus,
la commission Lumumba se limite à souligner la responsabilité
morale de la Belgique dans l'assassinat du Premier ministre congolais. Au Parlement
d'aller plus loin...
COLETTE BRAECKMAN
Le document final remis par les membres de la commission d'enquête sur
l'assassinat de Lumumba décrit de manière très précise
le contexte de l'époque : le climat de guerre froide, l'indépendance
accordée dans la précipitation, l'exode des Belges, les diatribes
de la presse de l'époque, les pressions des intérêts économiques..
Tout cela conduit Bruxelles, dès juillet, à intervenir directement
dans les affaires intérieures du Congo indépendant, en violation
des principes des Nations unies. Dès juillet, Bomboko est sondé
en vue d'un coup d'Etat, et Bruxelles soutient les sécessions du Katanga
et du Kasaï, car un Congo confédéral affaiblirait le gouvernement
unitaire de Lumumba, que les sociétés minières (Union Minière,
Forminière) privent déjà du paiement de l'impôt.
Même l'action du secrétaire général de l'ONU Dag
Hammarskjöld, qui fait entrer des Casques bleus au Katanga, contribue à
précipiter la chute de Lumumba.
Bruxelles, au fil des semaines, va plus loin : des fonds secrets sont votés
par le Parlement, pour une valeur de 270 millions de francs d'aujourd'hui.
La commission a le sens de l'euphémisme : commentant le télex
du 6 octobre 1960 du ministre des Affaires africaines, d'Aspremont Lynden, elle
assure que le terme élimination définitive signifie que Bruxelles
tente d'empêcher toute réconciliation entre dirigeants congolais,
et que le gouvernement belge veut, à tout prix, empêcher son retour
au pouvoir après son éviction.
Pour la commission, il importe cependant de faire une distinction entre cette
opposition politique et les tentatives d'élimination physique de Lumumba.
Sur ce point, le rapport relate plusieurs projets (livraison d'armes, soutien
à l'arrestation de Lumumba, préparation d'un attentat, d'un enlèvement,
d'un empoisonnement...) et, sur la base des travaux des experts, relève
le rôle joué, à tous les stades, par des hommes comme le
major Loos, conseiller militaire du ministre des Affaires africaines, le lieutenant-colonel
Marlière, conseiller de Mobutu, agissant sous la couverture et la responsabilité
politique du Ministre, d'Aspremont Lynden.
La commission assure n'avoir pas trouvé traces d'ordres visant à
déjouer ces plans ou de sanctions contre leurs auteurs. Il apparaît
aussi que l'objectif du gouvernement belge est, très clairement, d'emprisonner
Lumumba et de le transférer au Katanga, avec le soutien des Belges présents
à Brazzaville et à Léopoldville, mais contre l'avis des
conseillers belges au Katanga.
En négatif, pourrait-on dire, la Commission retrace la responsabilité
au moins passive, du gouvernement belge : il ne s'est pas soucié de l'intégrité
physique de Lumumba, n'a pas demandé de procès, et ne pouvait
ignorer les menaces que représentait un transfert au Katanga, menaces
clairement exprimées par Munongo (le ministre de l'Intérieur de
Tshombé). Outre le ministre d'Aspremont Lynden, le chef de l'Etat lui-même
avait appris, en parcourant une lettre du major Weber, que la vie de Lumumba
était menacée.
La sécurité de Lumumba était secondaire, comparée
à d'autres intérêts. La fin de Lumumba est inéluctable
: un meurtre avec préméditation, préparé et exécuté
de manière systématique. Auquel les conseillers belges au Katanga
ne participent pas, mais qu'ils ne tentent pas d'empêcher... Par la suite,
Bruxelles n'émet aucune protestation.
Malgré cette énumération rigoureuse et implacable des faits,
la commission - recherche du consensus oblige - opère une courbe rentrante
lorsqu'il s'agit de conclure : malgré tout ce qui précède,
elle souligne la seule responsabilité des autorités congolaises
dans le transfert au Katanga, le fait qu'aucun ordre d'éliminer physiquement
Lumumba n'a été donné par un membre du gouvernement belge,
qu'il n'y a pas eu préméditation d'assassinat...Sobrement, le
rapport souligne cependant que le gouvernement considérait que la sécurité
de Lumumba était secondaire, comparée à d'autres intérêts.
Cependant, concluant à la responsabilité morale des autorités
de l'époque, le rapport dénonce le manque de précaution
et de respect de l'Etat de droit, (...) une attitude irresponsable à
l'intention de l'opinion publique.
Vient enfin l'inévitable analyse des « dysfonctionnements »
à la belge : manque de transparence et de coordination entre les différents
ministres, partage des compétences mal défini, insuffisance du
contrôle parlementaire. Et surtout - élément que le chercheur
Ludo de Wille estime positif, car dévoilant le rôle de la monarchie
-, la commission constate que le désaccord qui existait à l'époque
entre le chef de l'Etat et le gouvernement, sur certains aspects de la politique
congolaise, a conduit le roi Baudouin à poser des actes autonomes, à
obtenir des informations importantes dont il n'a probablement pas informé
le gouvernement. Ce qui amène les commissaires à rappeler que
chaque acte du chef de l'Etat pouvant avoir une influence politique doit être
couvert par un ministre.·