Pygmées: du parc naturel au musée


La Libre Belgique
Mis en ligne le 06/08/2002


Une exposition dégradante par ses références animalières et primitives véhiculant une naïveté paternaliste qui emprunte les voies du racisme. Attention à la perpétuation de certains préjugés.


Ariane Fradcourt, anthropologue (1)


Depuis quelques jours, une exposition sur les Bakas (Pygmées) à Yvoir suscite des protestations. Le Mouvement des Nouveaux Migrants dénonce cette entreprise comme étant un «zoo humain». L'organisateur, responsable du Domaine de Champalle s'en défend car cette exposition regroupant 8 Bakas aurait un but humanitaire. Une partie des recettes serait reversée à des projets de développement au Cameroun, en dépit du fait que l'opération s'avère d'ores et déjà déficitaire. Des huttes, construites par les Bakas eux-mêmes, sont disposées dans ce parc. Une cassette vidéo montre la vie de cette communauté au Cameroun. Des pièces ont été prêtées par le Musée africain de Namur. Enfin, le groupe effectue des danses et chants quand des visiteurs se présentent, afin, selon l'organisateur de «remercier les visiteurs».


Pourquoi l'exposition d'Yvoir - ou tout autre similaire mettant en scène des êtres humains vivants - peut-elle être considérée comme dégradante? Pour de multiples raisons. D'abord, le cadre dans lequel se déroule l'exposition: il s'agit d'un domaine où sont habituellement présentés des animaux. Certes, plus aucun animal n'est présenté pendant l'exposition Baka mais le site demeure, dans l'esprit d'une majorité de visiteurs, associé à cette fonction. Imaginerait-on présenter une exposition sur la vie wallonne dans une réserve animalière d'Afrique? Une telle association entre le domaine culturel et le domaine animal est lourde de significations. Au parc naturel des Grottes de Han, les Masaï, en 2001, participaient de la faune et de la Nature: le prospectus ne suggère-t-il pas que le fier guerrier reproduit aux côtés d'un lynx sont, tous deux, «proches de la Terre»? Bref, que les Masaïs et par extension les Africains, appartiennent intrinsèquement au même monde, sauvage et originel, perpétuant leur statut de «sous-homme».

D'où provient l'idée de cette proximité avec le domaine animal qui s'applique presque toujours exclusivement aux cultures africaines? L'exposition universelle de 1897 à Bruxelles, événement fondateur, longtemps occulté, est le prototype de ce type d'expositions, comme le montre le documentaire de F. Dujardin «Boma-Tervuren. Le voyage». 300 Congolais dont 2 Pygmées avaient été exhibés dans le parc du futur Musée de l'Afrique centrale, dans des conditions déplorables. Par la suite, ce Musée a, pendant un siècle, entretenu et transmis la pensée colonialiste qui resurgit dans les expositions des parcs naturels d'aujourd'hui. La scénographie de ce musée a induit (et induit encore toujours) pareille continuité où les objets d'art jouxtent les vitrines d'animaux empaillés. Aurait-on l'idée d'exposer «l'Agneau mystique» de Van Eyck aux côtés de vitrines d'ovins ou de bovins pour expliquer la vie culturelle de l'époque? Des générations de scientifiques ont fidèlement poursuivi l'idéologie coloniale, forgeant l'imaginaire de millions de visiteurs sans poser de regard critique sur cet outil d'éducation, si ce n'est que depuis quelques mois. Grâce à la caution des musées, s'étonnera-t-on de voir, au Zoo de Planckendael, les lions et singes jouxter les cases d'un village africain?

S'agirait-il d'une simple manifestation folklorique? Le cadre est très différent: les Baka ne participent pas à un spectacle où ils sont considérés comme des artistes à part entière, se confrontant à un public préparé pour une performance occasionnelle, définie comme artistique. Le tribunal de Port-St-Père (France - 1995), lors d'une exposition similaire, a estimé que la dignité des participants ne pouvait être garantie que si les prestataires disposaient d'un contrat de travail. Même à les considérer comme un groupe folklorique amateur (ce qu'ils ne sont pas non plus), ils devraient soit s'inscrire dans un contexte de réciprocité avec d'autres groupes folkloriques locaux, soit également recevoir un défraiement. On peut en outre s'interroger sur la fatigue engendrée quotidiennement par de telles prestations, pendant 2 mois, par des personnes non professionnelles, effectuées toute la journée à la demande, alors qu'elles ne sont habituées ni au climat ni à la nourriture.

Si un certain voyeurisme du quotidien est à la mode en Occident (Loft story), une exposition se révèle d'autant plus dégradante quand il s'agit de personnes d'anciens pays colonisés, où d'autres mécanismes que la simple connaissance des règles du «jeu» sont à l'oeuvre. Le dénigrement peut surgir très rapidement si certaines conditions ne sont pas respectées en raison du fait que «l'importation» de représentants d'autres cultures n'est pas, en Occident, que pure curiosité intellectuelle. Depuis Christophe Colomb au moins, il s'agit aussi d'une démonstration de force qui génère un sentiment de domination sur les «objets» de la contemplation, quand il ne s'agit pas de «spécimens». Le processus de conquête allait de pair avec le privilège, pour le Blanc, d'exposer «son» Noir. Les conditions d'exposition sont donc essentielles: les Baka avaient-ils conscience des tenants et aboutissants de l'opération? Connaissent-ils les buts humanitaires annoncés? Les projets prévus ne vont-ils pas au contraire accélérer leur acculturation? A-t-on veillé à ce que les Baka «sélectionnés» puissent avoir des contacts égalitaires et fructueux avec les visiteurs, par une connaissance suffisante du français? A défaut de remplir ces conditions, le regard porté sur des acteurs impuissants et quémandeurs sera celui de la condescendance et ne pourra relever que d'une naïveté paternaliste qui emprunte les voies du racisme.

Enfin, le côté dégradant d'une manifestation peut être perçu quand l'habitat ou le mode de vie exposés se trouvent associés à «ce qu'était l'homme il y a 2.000 ans» (sic), c.-à-d. à l'homme primitif, à la préhistoire, c.-à-d. à l'absence d'histoire. La boucle avec le monde animal et primitif est bouclée.

Ce type d'interprétation douteuse se trouve parfois distillée par le monde éducatif et muséal lui-même. Une exposition actuellement en cours au Préhistosite de Flémalle sur les Algonquins du Canada n'implique-t-elle pas qu'il n'y a, en définitive, pas d'évolution au sein de cette communauté depuis 6.000 ans, que les artefacts historiques indiens - et partant, leur état de développement général - est comparable à ceux de nos ancêtres préhistoriques européens?

Les musées ont une responsabilité certaine dans la perpétuation de certains préjugés. A l'occasion de telles manifestations, si anecdotiques soient-elles, les citoyens et la communauté scientifique se doivent de rester vigilants en rappelant les travers de l'Histoire et la portée toujours actuelle des stéréotypes.


(1) Conseillère ethnographique pour le film documentaire de F. Dujardin «Boma-Tervuren. Le voyage».


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