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AUX SOURCES DE LA COLONISATION BELGE DU CONGO :

RÔLE ET PLACE DES EXPLORATEURS

Texte de Lomomba Emongo, 2006

 

Pour commencer…

Si banale que puisse paraître l’expression : colonisation belge du Congo, du fait de son usage inflationniste et, sans doute, du regain d’intérêt dont elle jouit ces dernières années, il reste encore bien de points à clarifier la concernant. D’où et comment la colonisation du Congo a-t-elle été possible ? Voilà une question digne d’attention, parmi d’autres. Et, aussi, parmi les réponses possibles à cette question : la part des explorateurs. En lisant dans Histoire du Congo des origines préhistoriques à la République Démocratique du Congo (Paris, Éditions Berger-Levrault, 1970) de Robert Cornevin, aux pages 78-168, soit les chapitres IV (Les explorations du Congo au XIXe siècle) et V (Léopold II et la genèse de l’État Indépendant du Congo – 1876-1885), il y a lieu de montrer combien la colonisation est un processus dans lequel les explorateurs jouent véritablement le rôle de pionniers de l’action coloniale avant la lettre. Telle est le centre de ma préoccupation dans la réflexion qui suit : relever les « données » fournies par l’auteur en prévision d’une réflexion sur la décolonisation à la lumière du rôle et de la place des explorateurs dans le projet léopoldien. En attendant donc d’esquisser des jalons pour sortir du schéma colonialiste toujours opératoire longtemps après la fin officielle de la colonisation classique, quels auront été la place et le rôle des explorateurs dans le projet africain de Léopold II ? Quatre éléments me semblent d’importance parmi toutes autres données qu’on peut tirer des chapitres précités.

Dates importantes

Bien qu’on ait pris l’habitude de considérer la date de la conférence de Berlin comme son point de départ, cinq dates apparaissent comme capitales, à la lecture de Cornevin, dans le processus ayant conduit à la colonisation belge du Congo.

  1. 1816 fut marqué par l’expédition Tuckey, sous la houlette de la Société de géographie de Londres. L’expédition se caractérise comme un voyage de découverte scientifique, avec pour objectif principal de vérifier l’hypothèse de l’identité entre les fleuves Niger et Zaïre, aujourd’hui Congo. Il s’agit en effet d’explorer le cours du Zaïre/Congo 3 siècles après sa « découverte » par le portugais Diego Cao. Ce fut probablement l’expédition la plus outillée en spécialistes : pas moins de 56, avec l’espoir de documenter le plus possible le cours du fleuve Congo. La connaissance du bassin du Congo qui s’ensuivra sera déterminante et ouvrira les appétits prédateurs des puissances européennes vis-à-vis de cette partie du monde. 1816 peut donc être considéré comme une date de toute première importance dans l’histoire de la colonisation belge du Congo.
  2. 1841 : lorsqu’on sait, de la bouche même du Roi Léopold II s’adressant aux missionnaires en partance, en 1883, l’importance accordée à l’œuvre missionnaire dans l’entreprise coloniale belge au Congo, cette date prend une signification particulière, puisqu’elle marque l’arrivée des premiers missionnaires au Congo, notamment des pères du Saint-Esprit. De sorte que, avant que ne soit bouclée l’exploration du pays, avant même la consécration juridique du système colonial qui aura lieu en 1885, l’église était déjà à pied d’œuvre au Congo. Les missionnaires sont, de ce fait c’est-à-dire sur l’échelle du temps, les premiers vrais colonisateurs en terre africaine du Congo. Sur bien des points géographiques, ils auront précédé les explorateurs. Leurs relations ou notes de voyage n’ont pas seulement nourri l’imaginaire européen vis-à-vis de l’Afrique, mais ont certainement servi de repères aux autres composantes colonialistes pour une main-mise efficace et rapide sur le pays. Pour ne rien dire de ce que l’action missionnaire constitue, bien avant l’action de l’État Indépendant du Congo, bien avant l’action de bien des explorateurs, la première application de la stratégie de déstabilisation culturelle de l’Afrique au nom de la « vraie » civilisation et de la « vraie » foi.
  3. 1876 : peu citée par les historiens eux-mêmes, cette date joua pourtant un rôle capital dans la préparation de la Conférence de Berlin. Elle marque en effet la Conférence internationale de géographie de Bruxelles. Si on en est encore à la perspective de la connaissance géographique du Congo, voire de toute l’Afrique centrale, cette conférence indique clairement l’implication désormais sans retour de la Belgique via son roi ainsi que, pourrait-on dire, le point de non-retour du processus colonial en tant que tel. Certes, des missionnaires belges étaient déjà présents au Congo, mais il s’agit là d’un événement officiel qui va propulser en avant le processus colonial. En réunissant les délégations de 6 nations parmi les plus puissantes de l’heure, la Belgique affiche son appétit du magnifique gâteau africain et prend (discrètement, et encore !) le leadership de cette prédation historique. Quant au processus colonial avançant dorénavant à marche forcée, la Conférence associe, pour la première fois et de manière explicite, trois idées qui feront écoles dans l’entreprise coloniale : l’humanitaire, la scientifique et l’économique. Pour la première fois et de manière également explicite, il est question d’établissement en Afrique des stations scientifiques, des postes d’observation et de secours donc, en termes clairs : d’occupation du terrain avec la bénédiction du roi. La construction des stations et/ou des postes a ceci de très significatif que, désormais, le chemin étant ainsi balisé, on n’a plus besoin d’avoir une âme d’intrépide aventurier pour aller et revenir du Congo. En effet, explorateurs, voyageurs, missionnaires, etc. disposaient désormais d’un refuge à peu près sûr, en cas de besoin. Pragmatique, la Conférence se donne les moyens de son action, ne négligeant pratiquement aucun aspect technique à la lumière du discours inaugural du roi Léopold II en personne : mise sur pied de la fédération des nations participantes, des comités nationaux, des commissions spécialisées sur le terrain, d’un comité exécutif placé sous l’autorité de Léopold II. Le tout consacré par la création de l’Association internationale pour l’exploration et la civilisation de l’Afrique centrale.
  4. 1877-1984 : l’entre-deux conférences est une période significative dans l’évolution de la situation. Outre que les expéditions se poursuivent, Léopold II embauche Sir H.M. Stanley, à l’occasion de l’assemblée générale de l’Association internationale africaine et crée le Comité d’études du Haut Congo. La dynamique léopoldienne semble être la suivante : sous le couvert d’un certain internationalisme de bon aloi, le roi récupère sous son autorité directe et à son unique profit les dividendes de la coopération mise en place lors de la conférence de 1876. L’expédition de Stanley, par exemple, n’a de classique que les apparences ; dans les faits, elle sert à traduire en actes, pour le compte du roi des Belges, les dispositions théoriques énoncées en 1876, comme la construction effective des stations et postes, la signature par la force ou par la ruse des traités avec des chefs indigènes, un relevé géographique et ethnographique aussi précis que possible pour la connaissance du pays et des hommes tout au long du fleuve Congo, etc. La figure de Stanley apparaît ainsi comme le premier colonisateur à la solde de Léopold II ; il est en tout cas le premier à concrétiser sur le terrain le système colonial tel qu’il va se déployer à toute vapeur peu après la Conférence de Berlin. À l’issue de son expédition, au moins 40 postes léopoldiens étaient occupés en permanence au Congo même ; plus de 400 traités négociés ou arrachés étaient signés avec les chefs indigènes du Congo. Avant sa création et sa reconnaissance, l’État Indépendant du Congo était un fait accompli de Léopold II, au nez et à la barbe des puissances européennes concurrentes.
  5. 1885, année de la Conférence de Berlin, est également celle de la création officielle de l’État Indépendant du Congo. En fait, il s’agit de la reconnaissance internationale de l’entreprise léopoldienne déjà à pied d’œuvre. À en croire Cornevin, bien que convoquée par le chancelier allemand Bismarck, la Conférence de Berlin fut entièrement à l’avantage des manigances et tractations diplomatiques et commerciales, voire idéologiques du roi des Belges à travers son éminence grise ad hoc, Émile Banning. L’acte décisif est la reconnaissance par les pays participants de l’Association Internationale du Congo créé en 1879, suite aux manœuvres du souverain belge pour faciliter la tâche à son poulain Stanley. De facto, la communauté internationale bien comprise prenait acte de la constitution de l’État Indépendant du Congo que l’acte de Berlin consacrera dans la lettre. Le processus colonial permet de démasquer le visage du droit international à l’époque : en grande partie, une suite d’arrangements entre les puissances sur un ordre mondial tout à leur profit. Complice de l’assujettissement des nations autres qu’européennes, le droit international ressemble, ici, au droit du plus fort. Non seulement sa légalité ne vaut qu’aux yeux de ses initiateurs et dans l’exercice bien compris de leurs intérêts nationaux, mais sa légitimité à l’échelle mondiale reste discutable. Et ce qui est vrai du temps du roi Léopold II l’est encore aujourd’hui, près d’un demi-siècle après l’indépendance du Congo.

Les intérêts à la base

D’après ma lecture de Cornevin, la colonisation commencée officiellement avec l’État Indépendant du Congo de Léopold II, couvre trois types d’intérêts. Bien entendu, je me limite ici au cas des explorateurs ou, plus précisément, de leur action à toute fins utiles pionnière de l’action coloniale.

  1. Intérêts scientifiques : il est indiscutable que bon nombre d’expéditions d’exploration avaient un but de découverte scientifique. Par-là, on entend généralement l’amélioration des connaissances du pays physique et des populations et sociétés qui l’habitent. Faut-il le préciser, la science, ici, entend l’application des méthodes et, parfois, rien moins que la vérification d’hypothèses comme, par exemple, l’identité improbable entre les fleuves Niger et le Congo. Les notes d’ethnographie quant aux populations et société, le tracé vital des cours d’eau navigables, notamment des fleuves donnant dans un océan ou l’autre, font partie des vérités scientifiques dans cette conjoncture. Dominée par l’observation, sujette aux approximations de la communication avec les peuples visités, nourrie aussi bien par l’intuition de l’explorateur dans le cas de figure, la science en question demeure sujette à caution dans son statut théorique. Il n’empêche, c’est bien elle qui a permis l’installation du système colonial. Il serait utile de mesurer jusqu’à quel point, améliorée depuis le temps, cette science du primitif a survécu au système colonial, a été adoptée par des Congolais en dépit de l’indépendance du pays, nous installe, nous Congolais, dans la logique indépassable du rattrapage de la modernité pendant que l’Occident parle déjà de la post-modernité…
  2. Intérêts stratégiques : ils apparaissent comme intermédiaires entre les intérêts scientifiques et les intérêts économiques. Ce sont des visées utilisant les connaissances issues des expéditions dites scientifiques à dessein d’installer peu à peu le système colonial ou, après coup, de le maintenir en place, voire de le réorganiser en système néo-colonial. Ils seraient marqués par la conquête militaire, la création des stations stratégiques, la signature des traités par « négociation », par achat contre de la pacotille ou par la force des armes… Il est pour le moins notable que ce schéma léopoldien ait eu cours en marge des conférences et traités internationaux, c’est-à-dire qu’il réponde en réalité du fait accompli sur le terrain, quitte à servir d’instrument de chantage ou de monnaie d’échange entre les puissances européennes de l’heure. Et, davantage, ce schéma a été réédité presque point par point quelques jours après l’indépendance du Congo : reconquête militaire d’au moins une partie du pays, création des zones d’influence où les Belges avaient une main-mise absolue, l’organisation et le soutien diplomatique à la proclamation des sécessions en jouant dans les coulisses des Nations Unies. Nous relisons l’application du même schéma lors de l’arrivée au pouvoir de L.D. Kabila : guerre de libération, occupation militaire et progressive du pays, signature des accords de coopération internationaux avant la prise du pouvoir c’est-à-dire hors l’État de droit… Du reste, ne fallut-il pas une nouvelle guerre pour conduire J. Kabila au pouvoir, un parrainage international ostentatoire de celui qui détenait un pouvoir ni légal ni légitime pour avoir hérité de la république, des accords de retour à la paix signés tambour battant alors que Kabila père était allé, lui, de déceptions à échecs ?
  3. Intérêts économiques : ce sont celles pour lesquels les premiers ont pris corps, ont été négociés avant leur consécration par des traités internationaux entre puissances, puis traduits en actes parfois sous forme de fait accompli. Entre la lettre des traités les consacrant et la réalité de l’exploitation sur le terrain, l’histoire de la colonisation est pleine d’horreurs largement documentées et discutées. Au total, il y a lieu de distinguer trois niveaux des intérêts économiques : l’occupation de la terre passant généralement par l’expropriation foncière des indigènes, l’exploitation des ressources naturelles du pays passant habituellement par la réduction en esclavage des populations locales, le commerce des produits de cette exploitation passant pratiquement toujours par les règles de jeu édictées par la puissance colonisatrice en intelligence avec la conjoncture internationale européenne de l’époque. Il en fut ainsi au Temps de Léopold II, il en fut ainsi au temps du Congo Belge, il en fut ainsi au temps de Mobutu, il en est ainsi à ce jour.

Nationalités

À croire que le mot même qui désigne le pays du Congo est synonyme d’appétits internationaux, le chapitre sous étude permet de relever pas moins de 8 nationalités parmi les explorateurs du Congo à partir de 1816 : anglaise, hongroise, allemande, galloise, italienne, portugais, belge, autrichien et, certainement, d’autres. Qu’ils aient servi parfois, puis de plus en plus sous la bannière d’un pays autre que le leur, signifie que les explorateurs sont, avant tout, des aventuriers en quête d’aubaine, ce sont des mercenaires potentiels suivant les intérêts du moment. Dans le cas du Congo, l’importance de leur nombre dit assez combien le pays intéressait la presque totalité de l’Occident. Le fait que ce pays soit déclaré champ d’influence internationale en matière d’exploitation et de commerce, indique sans doute qu’il demeurera pour longtemps encore un terrain d’affrontement entre puissances selon les époques. Les seuls qui n’ont jamais réussi à être maîtres de leur destin, ce sont les populations congolaises. Mais demandons-nous si le destin du Congo n’est pas, fondamentalement, international ? Si elles sont des chapitres (inégalement) importants de notre histoire, force est de constater que l’indépendance, la révolution et la libération même armée n’ont fait que radicaliser les coalitions étrangères dans la même visée colonisatrice inaugurée par le roi Léopold II. Dès lors, quelle peut être l’utopie fondatrice du Congo nouveau, étant donné son destin international dominé par la coalition des puissances époque après époque ? La recherche de la réponse à cette question s’annonce à la fois passionnante et innovatrice, loin des avenues des théories du rattrapage de la modernité. Mon petit doigt me dit que le mot « alternative » ne lui serait pas tout à fait ni étranger ni répugnant…

Profils

Ce que je lis de Cornevin suggère un triple profil des explorateurs du Congo depuis 1816.

  1. Au début, ce sont des « scientifiques », parmi lesquels des officiers du génie militaire. Cette première vague s’emploie activement et utilement à documenter le pays à conquérir. En fait, elle constitue la tête de pont de la conquête déjà en marche. Ainsi, pourrait-on dire, le premier acte de la domination coloniale est bien la connaissance de ce que visait la colonisation classique ; quant aux explorateurs qui y auront œuvré, ce sont des sortes d’éclaireurs.
  2. À partir de 1876, date de la Conférence internationale de géographie de Bruxelles, on remarque dans le cas du Congo que le profil des envoyés du roi en Afrique change. Ce sont désormais des militaires qui sont à la tête des expéditions. Cette deuxième vague coïncide avec l’application des intérêts que j’ai appelés stratégiques. Elle aura œuvré à prendre pied, durablement, sur le terrain, à concrétiser la conquête mais sous forme de fait accompli, avant la lettre des traités internationaux. Les explorateurs de ce type constituent en fait le fer de lance de la colonisation classique.
  3. Après 1885, date de la Conférence de Berlin, s’installe la colonisation classique. Dans le cas du Congo qui nous occupe, celle-ci s’inaugure dans le cadre juridique et international de l’État Indépendant du Congo, œuvre personnelle du roi Léopold II. La phase exploratoire du Congo cède rapidement le pas à la phase de son exploitation, comme on le sait, de type esclavagiste. Les explorateurs sont remplacés par des fonctionnaires au service de l’État, des agents d’exploitation au service des compagnies ayant investi au Congo et des missionnaires au service de l’église certes, mais aussi sinon avant tout de l’œuvre colonisatrice, ainsi qu’en témoignent le discours du roi Léopold II de 1883 et celui du ministre belge des colonies Jules Renquin de 1920.

Pour terminer…

Que pouvons-nous penser de tout cela ? Quelles leçons y a-t-il lieu d’en tirer pour le Congo en mal de décolonisation ? Je m’emploie à répondre à ces deux questions dans une autre réflexion faisant suite à celle-ci. En attendant, je reconnais volontiers la faiblesse heuristique de l’étude ci-dessus ; en effet, j’aurais dû, pour faire complet, étudier l’ensemble du phénomène « explorateurs » sinon à l’échelle de l’Afrique du moins à l’échelle de l’histoire du Congo depuis, par exemple, l’installation de la colonie portugaise du Kongo au XVIe siècle. Telle n’était pas l’ambition de mon propos.

De ce qui précède, je retiens pour le moment que la colonisation répond d’un processus impliquant États, associations, dirigeants, hommes de science, aventuriers, église, etc. Le droit international apparaît comme un tard venu dans cette arène dominée par les coups bas, la débauche des personnalités y compris de pays étrangers au sien, les intrigues de palais à coups de diplomatie souterraine et, finalement, le fait accompli sur le terrain. Je ne doute pas pour ma part qu’une bonne connaissance des sources de la colonisation classique, dont je propose ici grosso modo un aspect parmi d’autres, peut contribuer efficacement à une pensée de la décolonisation allant au-delà du politique, de l’économique, du mentale, pour rejoindre sans doute la recherche des alternatives africaines, congolaises en l’occurrence, à la modernité. Utopiques, les promesses d’une telle recherche sont pourtant pertinentes dans le champ de la quête universelle de la post-modernité.

 

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