Les Pygmées sont-ils des "bêtes sauvages" ?


• LE MONDE | 05.09.02 | 12h21


Des Pygmées de l'ethnie Baka exposés dans un parc animalier de la ville d'Yvoir, en Belgique, comme de vulgaires animaux de foire, et finalement rapatriés sous la pression de défenseurs des droits de l'homme et d'associations africaines : le feuilleton médiatique de l'été dans le plat pays continue d'alimenter les débats au Cameroun, d'où sont originaires ces "attractions". Mais alors que, dans les premiers jours, le ton des journaux était surtout à la dénonciation virulente du "racisme"des promoteurs de l'événement, il a progressivement évolué et gagné en subtilité. Profitant de l'occasion, les rédactions ont choisi de s'intéresser de près à la vie des Bakas et de dénoncer les difficultés et humiliations qu'ils rencontrent fréquemment dans leur propre pays de la part de la majorité de leurs concitoyens, bantous et "modernes". Un profond débat de société libéré des références commodes aux turpitudes occidentales semble s'être amorcé.

La première salve est venue du chroniqueur culturel le plus acerbe du seul quotidien privé du pays, Mutations, dans un article intitulé "L'hypocrisie autour des Pygmées". En effet, le mode de vie de ces derniers, restés proches de la nature, s'est profondément métamorphosé ces dernières années en raison, notamment, de la destruction de leurs forêts par des industriels du bois sans scrupule, dont certains sont liés aux cercles du pouvoir à Yaoundé. "Sur ce coup, les Camerounais ont beau jeu d'aller claironner sur tous les toits du monde que le traitement ainsi réservé aux Pygmées est en tout humiliant. Mais que font-ils donc, sur le plan local, pour faire en sorte que ces mêmes pygmées soient pris avec davantage de considération ne serait-ce que par leurs propres compatriotes ?", s'interroge-t-il, relevant que la télévision nationale, "média supposé servir de reliant culturel" a présenté comme "une bizarrerie" la candidature d'un Pygmée aux récentes municipales.

"HOMMES PRÉHISTORIQUES"

Mutations continue ainsi : "Il y a malheureusement, dans cet activisme de bas étage, trop de minimalisme intellectuel, trop d'égoïsme et trop d'obsession d'un conservatisme qui ne mène à rien, sinon au renfermement. Les Pygmées sont un peuple éminemment riche sur le plan culturel et cosmogonique, qui mérite à cet égard un regard différent que celui bourré de mépris et d'ostracisme dans lequel nous le plongeons chaque jour. Parce que, contrairement à ce que l'on veut faire croire, les premiers oppresseurs de ces gens sont nous-mêmes : c'est bien nous, censés être "normaux", qui les privons d'écoles, qui leur refusons des hôpitaux, qui les éloignons des routes et qui continuons tranquillement à les faire passer pour des parias de l'humanité."

Dans la même veine introspective, une reporter du journal indépendant Le Messager s'est rendue auprès de la famille des "huit Bakas de Belgique", bravant une route dans un état désastreux. Elle remarque que les cases, en terre battue et non en branchages, sont "d'une propreté exemplaire", les ustensiles de cuisine "soigneusement rangés", les vêtements semblables à ceux des voisins bantous. Les entretiens avec ses hôtes et le sous-préfet du coin témoignent du malentendu entre deux mondes. A une femme qui lui explique que les Pygmées partis en Belgique après des promesses de tôles pour les toits, d'un centre de santé, de l'électricité et d'une voiture, la journaliste demande si ces objets seront d'une quelconque utilité. "Nous avons besoin de toutes ces choses car les autres se moquent de nous parce que nous ne les avons pas", s'entend-elle répondre. La journaliste observe l'attitude ambiguë des Pygmées envers la modernité : ils la désirent, certes, mais ne veulent pas payer pour en jouir.

Quant au sous-préfet, il estime que les Pygmées, qui "oublient peu à peu leurs valeurs", notamment une très riche pharmacopée, ont besoin d'être encadrés, mais "dans la dignité". "J'ai comme l'impression qu'on ne sait pas ce qui se passe dans [leur] tête, qu'on ne les connaît pas. Pour beaucoup d'observateurs, les Pygmées constituent un mystère, une énigme", reconnaît-il humblement. L'âme missionnaire, persuadé qu'on ne peut plus les "laisser vivre à l'état de bête sauvage, d'homme préhistorique", il n'est pas particulièrement obsédé par le respect de leur libre arbitre. Se référant à l'ère coloniale, il lance : "Si on avait respecté notre volonté, vous et moi ne serions pas civilisés." L'administrateur se montre pourtant troublé par un propos de Pygmée qu'on lui a rapporté : "Pourquoi vous souciez-vous de nous ? Pourquoi voulez-vous nous mettre dans la tête que nous avons des problèmes ? C'est vous qui en avez. Nous sommes heureux, et même plus heureux que vous !"

Théophile Kouamouo

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.09.02