VIENT DE PARAÎTRE

Le livre

Malaïka, l’ange du silence, Montréal, Éditions du CIDIHCA, 2006, ISBN : 2-89454-210-0, 155 pages, 20,00$ Ca.

Un livre intense, faussement candide, peuplé d’enfance et d’adolescence dans leur plus complète nudité, là-bas, sur le flanc des collines africaines. Deux sœurs, nées d’un père zaïrois et d’une mère rwandaise, dont le quotidien est agrémenté par ces querelles innocentes de leur âge, scandées par la voix et la main quelquefois sévères, cependant toujours aimantes des parents. Bref, une vie familiale des plus ordinaires sur un morceau de colline rwandaise avec, à l’horizon, une imprécise vocation religieuse de la fille aînée. Jusqu’à sa rencontre avec l’amour sous les traits d’un soldat onusien, sous l’œil dépité d’un soupirant local torturé de jalousie. Jusqu’à ce soir où, sur ce flanc-là de la colline, tout commença, à peine après la première escapade galante, avec la complicité de la lune, sous le couvert d’une bananeraie au bord du chemin. Vint la tragédie ! En fait, un euphémisme approximatif pour nommer le brutal abandon des deux sœurs, entre la fuite des religieuses au petit matin et la lâcheté des soldats de l’ONU au cœur de la matinée, peu après l’assassinat à la machette et à la grenade de leurs parents.

Malaïka, l’ange du silence ? Voici : Rwanda, 1994, génocide, le tout vu sous l’angle des enfants des familles mixtes, au-delà du sempiternel stéréotype de la polarité Tutsi-Hutu. Ce troisième roman de Lomomba Emongo met en scène, avec un réalisme au ras du sol mais non sans délicieuses envolées poétiques, les espoirs des gens de l’arrière-pays face au danger impalpable et le dos tourné de l’église et de la communauté internationale au moment précis où éclate la tuerie. Voici un livre, en effet, où les mots se disputent le cœur et l’esprit du lecteur, une fiction si dense en dépit de son langage dépouillé qui nous livre la matière peu explorée des interrogations certes sourdes, mais combien fondamentales : l’amour, cette igname insolite qui n’a cure ni des frontières étatiques ni des territoires ethniques ; vivre son enfance ou son adolescence, réalité sans commune mesure avec l’ordre de la nature dans certaines parties du monde noir africain, tant elle est devenue une vraie gageure ; l’éclipse de l’État en terre africaine, à part sous l’uniforme pour ordonner et exiger, cantonné qu’il est dans les structures bavardes et si souvent mortifères de la capitale ; les contradictions africaines de certains colporteurs du salut éternel, prêcheurs de l’au-delà quelque peu lointain mais déserteurs sans scrupules face au danger imminent ; les fanfaronnades et, qui sait ? le macabre calcul de la toute-puissante communauté internationale devant le cri de douleur de l’Afrique noire… Roman remarquable, Malaïka, l’ange du silence l’est assurément ; et davantage, c’est sans aucun doute le lieu d’une réflexion qu’il n’est plus possible d’éluder.

Témoignage d’un lecteur

De Max Dorsinville, professeur émérite de l’Université McGill.

« Il ne fait pas de doute quant à moi que le texte de M. Emongo est appelé à un brillant succès tant d’un point de vue critique (…) que d’un point de vue intertextuel qui invite à la comparaison avec le roman de Gil Courtemanche, Un dimanche à la piscinedeKilgali.

Récit de rite de passage sur fond historique de génocide, Malaïka, l’ange du silence est surtout une très belle histoire d’amour qui oppose deux sœurs, deux ethnies, une nation décolonisée et l’ONU, jeunes et vieux, hommes et femmes, bref l’ensemble inépuisable des dichotomies qui fondent les cycles mythiques et naturels en Afrique comme ailleurs. »

Extraits

Pages 59-61 :

« Ainsi parlant, elles remontaient le sentier. Déjà, les bruits et les odeurs du village leur parvenaient. Quand tout à coup Pawuni éclata de rire.

— J’en suis certaine, déclara-t-elle à la cantonade.

— Moi aussi, répliqua machinalement Malaïka.

— Rien du tout ! Tu ne sais même pas de quoi je parle.

— Dis voir un peu, insinua l’astucieuse Malaïka.

— Le Blanc de tout à l’heure… commença l’aînée.

— Je le savais, je le savais, gambada la cadette.

— Tu n’y es pas. Eh bien, fillette, il est venu photographier ma beauté.

— Moi aussi ! Moi aussi, bondit Malaïka. Il m’a photographiée, moi aussi.

— Tu peux pleurer, fillette. Tu n’as rien d’une vraie belle femme.

Malaïka se passa la main sur la poitrine, leva les yeux vers celle de sa sœur. Elle parut d’abord étonnée, puis en fut contrariée. Pour elle, devenir vraiment une femme, c’est avoir ce qu’il lui tardait d’avoir : des seins. Sa poitrine plate de sept saisons sèches seulement, voilà une source de frustrations vis-à-vis de sa sœur ! L’enfant devint toute triste, murmura :

— Est-ce qu’il m’a photographiée aussi ?

— Tu peux pleurer, je te dis.

— Il m’a photographiée, pleurnicha Malaïka dépitée.

La jubilation de Pawuni tomba lorsque Malaïka se ressaisissant déclara on ne peut plus sérieuse :

— Je dirai à papa que tu as gardé son argent.

— Il ne te croira pas. D’ailleurs, c’est toi qui l’as ramassé.

— Mais c’est toi qui as dit à l’homme-là de nous suivre au ruisseau. Il te connaît, il connaît même ton nom.

Soudain dans ses petites chaussures, Pawuni cherchait encore le moyen de faire taire sa cadette quand elles débouchèrent devant chez elles.

— Vous voilà enfin ! soupira leur mère.

Une chance que leur père soit absent, se dit Pawuni, après avoir balayé les environs d’un rapide  coup d’œil.

— Maman ? héla Malaïka tout à coup.

— Ne l’écoute pas maman, tout ce qu’elle va dire n’est que mensonge ! s’interposa précipitamment Pawuni.

Cette façon qu’a leur mère de mettre les mains aux hanches lui est trop familière, pour que Pawuni ne se sente pas mal à l’aise tout à coup. Par des gestes, elle tenta de dire à sa sœur de garder le silence sur la rencontre du soldat et son argent. Indifférente, celle-ci :

— Quand est-ce que moi aussi j’aurai des seins ?

— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de seins ? rétorqua sa mère en se tournant vers sa fille aînée.

Pawuni crut bien faire de ne pas relever. Si ce n’était que ça…

— Est-ce là le mensonge dont tu viens de parler ? insista sa mère.

Mais l’adolescente s’éloigna sans demander son reste. »

Pages 90-91 :

« Alors, elle éclata de rire, avant de se poser une main sur la bouche ; on pourrait l’entendre du chemin peu distant. Ils restèrent cois un bon moment, respirant à l’unisson, à un rythme saccadé, leurs corps se réchauffant mutuellement sous la brise frisquette, leurs doigts fureteurs de plus en plus audacieux dans les plis des vêtements. Là-haut, derrière le toit éclaté du feuillage, une myriade d’étoiles enchantait le ciel. Ici, sur la terre, une voix d’homme murmurait dans la nuit :

— Entends-tu ?

— Quoi donc ?

— La terre, précisa le soldat bleu. On dirait qu’elle bourdonne.

— Je dirais surtout que le ciel tourne. Lentement, très lentement ; mais elle tourne quand même, susurra Pawuni.

Et d’écouter ensemble la rumeur de l’univers si proche et si lointain.

— Comme c’est beau.

— Qu’est-ce qui est beau ? voulut savoir Pawuni.

— Tout. Ton pays tout entier est une vraie beauté. Le panorama, le climat, des levers et des couchers du soleil mirifiques. Et les femmes, toutes des mamiwata

Ils se rapprochèrent imperceptiblement, comme s’ils avaient peur de se perdre dans la nuit.

— Pawuni ?

— Oui ?

— Je ne sais pas ce qui m’arrive, trembla Léo.

— Moi non plus, avoua l’adolescente en cherchant à s’incruster en lui.

— Je crois que je suis amoureux. Je t’aime !

Pawuni ferma les yeux, dégusta les mots entendus qui continuaient de résonner en elle. L’amour, qu’est-ce donc ? Était-ce aussi aimer, que ce remue-ménage qui la secouait en dedans ? Une manière de souffle qui remuait par intermittence dans ses entrailles, un soupçon de frayeur qui palpitait dans sa gorge à chaque mot prononcé, le cœur qui s’emballe par moments, l’image de Léo omniprésente dans sa mémoire ? »

Pages 147-149 :

« Pawuni ferma les yeux puis les ouvrit instantanément, elle se mordit la lèvre inférieure au sang et parvint ainsi à ignorer momentanément sa propre douleur. Elle empoigna sa cadette, la mit au dos, sautilla de-ci de-là pour éviter la vague déferlante. Puis elle se dirigea résolument vers la ligne des soldats toujours en position, manquant de s’écrouler sous le poids de Malaïka et à cause de son handicap.

Scène surréaliste, que celle-là : une adolescente claudiquant, une fillette au dos, faisait reculer le cordon armé des soldats. Pawuni, si vulnérable à cet instant, et les casques bleus, si puissants derrière leur équipement sophistiqué de mort. Un résumé grotesque, insupportable de la tragédie africaine au pays des Mille collines : deux enfants du Rwanda demandant une miette de vie à la mission ô combien dispendieuse d’une communauté internationale qui préférait détourner les yeux pour ne pas voir ce qu’elle ne voyait que trop bien.

En ordre, comme à l’exercice, le contingent de l’ONU opérait une retraite presque paisible, pratiquement sans anicroche. L’un après l’autre, les hommes montaient dans les véhicules en partance.

Dès qu’il les vit, le photographe du crépuscule ne quitta plus des yeux Pawuni portant Malaïka. Puis, comme soudain piqué, avec force gestes, il parlementa avec son chef. À Pawuni restée interdite à quelques pas de la gueule des fusils, il sembla que le ton était haut entre les deux hommes. Jusqu’au moment où le chef cria quelque chose, son nez contre le nez de Léo. Celui-ci eut une hésitation, regarda Pawuni le front plissé, les paupières enceintes de larmes à peine contenues. Mais en fin de compte, la logique militaire l’emporta et Léo se soumit, raide comme un i.

Pawuni sortit brusquement de sa léthargie passagère, fit résolument un nouveau pas en avant.

— N’avancez plus ! s’entendit-elle ordonner.

— Papa est mort ; maman est morte, dit l’adolescente lestée de sa sœur.

Le soldat photographe se tourna vers son chef, l’air désemparé.

— Reculez !

— « Ils » vont nous tuer, nous aussi, pleurnicha Pawuni.

Encore une minute et les derniers soldats bleus seront à bord.

— Pas toucher le véhicule ! brailla le gradé en tirant son pistolet.

— Prends ma sœur, enchaîna Pawuni qui n’avait d’yeux que pour son amoureux. Elle ne peut plus marcher. Emmène-la avec toi. S’il te plaît. Tu as promis de ne pas m’abandonner. Léo ! »

Page 153 :

« Quand elle remua les paupières, avant de les entrouvrir prudemment du fond d’un mal de tête lancinant qui lui donnait la nausée, il était là, penché sur elle, toute la misère du monde sur le visage. Un soleil illumina ses traits lorsque le boutiquier de la colline dit, les mains jointes, la tête sur une épaule :

Ariko ndagukunda ! Je t’aime, Pawuni !

Puis, à nouveau, le silence sous le couvert de la bananeraie où il l’avait portée.

Un autre soleil, jaune d’œuf, flottait paresseusement dans le ciel brumeux. Une tourterelle s’ébroua dans les cheveux des bananiers, avant de prendre son envol. Quelque part sur la terre, l’amour à genoux veillait une divinité assoupie sur son lit de feuilles mortes. Sur les lèvres féminines, un murmure discontinu :

— Malaïka, Malaïka… »

L’auteur

Lomomba EMONGO est né au Congo-Kinshasa. Écrivain et professeur de philosophie, il vit à Montréal depuis 1996

Où trouver le livre

Chez l’éditeur : 430, rue Ste-Hélène, Montréal (Québec). Téléphone : (514) 845-0880. Courriel : edition@cidihca.com