Par Lomomba Emongo, PhD pour İ www.cobelco.org
Fvrier 2006
La
lecture du livre de Sir Arthur Conan Doyle, Le crime du Congo, surprend de prime abord par les concidences, sĠil
en est, entre le pass et le prsent de lĠhistoire du Congo anciennement tat
Indpendant du Congo (EIC) et maintenant Rpublique Dmocratique du Congo
(RDC). Suspecte est mes yeux la rptition par trop fidle de cette histoire.
Hormis le changement du statut international du Congo et la redistribution des
rles parmi les puissances de lĠheure et leurs sous-traitants sur le terrain.
Hormis, aussi, la transformation du rle des populations congolaises, jadis
largement victimes endurantes, aujourdĠhui partiellement complices endurcis des
crimes perptrs dans leur pays, le Congo. Que chacun juge par soi-mme :
Le
thtre des oprations criminelles est, la fin du XXe comme la fin du XIXe sicle, le
Congo. Certes, de lĠEIC la RDC, lĠancienne proprit du roi Lopold II est
devenue un pays indpendant. Mais dans les faits, les deux guerres ayant
conduit la chute de Mobutu puis de Kabila pre montrent combien inchang est
demeur son statut de Ç colonie internationale È, enjeu stratgique
de la libre concurrence conomique et de la course aux matires premires pour
les puissances europennes hier, occidentales aujourdĠhui. Pour ce faire, tous
les moyens ont toujours t bons : Ç les mains coupes È sous
lĠEIC, une guerre dĠoccupation, voire dĠannexion territoriale sous la RDC, avec
son lot de millions de morts.
LĠenjeu
congolais demeure de part en part le capital international. Le mme apptit
imprialiste qui a coalis les puissances coloniales dans le pass continue de
nourrir la collusion des multinationales et des puissances no-coloniales
aujourdĠhui. Le mme principe de la libre concurrence commerciale selon le Trait
de Berlin de 1885 triomphe galement
lĠpoque de la mondialisation des marchs et du nolibralisme en toute
libert partir de la fin des annes 1980. AujourdĠhui cependant, le capital
international sĠest alli la bourgeoisie locale, aussi bien au Congo quĠen
Afrique, dans une vritable collusion des intrts conomiques en sus et de
prdation du sol et du sous-sol congolais en sous.
Le
prix de cet enjeu, ce sont les populations congolaises qui le paient. La liste
des mcanismes cet effet est aussi longue que sinistre tant sous lĠEIC que
sous la RDC : expropriation des terres riches en minerais sous couvert des
lois avalisant le droit du plus fort; assujettissement des populations
lĠarbitraire des agents de lĠEIC ou la dictature des rgimes successifs
depuis la mise en chec de lĠexprience dmocratique peu aprs lĠindpendance,
pourvu que les intrts des investisseurs soient saufs; dplacement, voire
extermination des populations sĠil le faut, dans le but plus ou moins avou
dĠoccuper des terres riches en matires premires, etc. En fait, le Congo
semble regard comme une vaste terre vacante o chacun peut se tailler la part
quĠil veut, de Lopold II aux multinationales, avec lĠaide des sous-traitants
zls, quĠils soient des Belges commis agents de lĠEIC, des Congolais recycls
fossoyeurs de lĠconomie de leur propre pays ou le Rwanda et lĠOuganda (pour ne
citer que ceux-l) promus excutants des bas desseins des puissances du moment
sur le Congo.
La
dnonciation des crimes commis au Congo et lĠtalage des preuves irrfutables
passent, ici comme l, par des voix des plus autorises : diffrents
rapports de lĠONU et des ONG internationales et locales aujourdĠhui; maints
tmoignages et rapports des commissions officielles hier. Pour quel rsultat?
La mme impunit caractristique, bien que les auteurs desdits crimes soient
formellement identifis! Ce que deviennent la Ç civilisation È, les
Droits de lĠhomme et la dmocratie dont lĠEurope puis lĠOccident seraient les
dpositaires, les artisans, les garants hier comme aujourdĠhui? Rien que des
prtextes lĠusage de la bonne conscience diplomatique des matres du monde et
de leurs suppts locaux, la fois juges et parties dans la recherche de la solution
au mieux de leurs intrts.
La
solution, en effet, sĠnonce dans les termes exacts de Sir Arthur Conan Doyle
en 1909 dj : la partition du Congo en zones dĠinfluence internationales.
Alors quĠ lĠpoque une telle option semblait notre auteur Ç la seule
chance dĠun redressement solide et prenne È des crimes quĠil reprochait
Lopold II au Congo, lĠcueil en ce dbut du XXIe sicle vient dĠune conscience
congolaise la base dsormais attache lĠintgrit du territoire national et
la restauration de la souverainet bafoue du pays.
Face
cela, grande est la tentation de voir la main malveillante dĠun complot ourdi
de longue date contre le Congo. Mais ne sont-ce l que de simples concidences
historiques? De quel ct se tourner pour envisager une vritable libration et
une justice quitable pour le Congo? Voil des interrogations dĠhier qui se
trouvent tre celles-l mme dĠaujourdĠhui. Des interrogations que suscite la
lecture du livre de Sir Arthur Conan Doyle et que je ne peux mĠempcher de
retourner contre lui-mme, du moins jusquĠ un certain point.
Frappant
est, avant toute chose, ceci : Le crime du Congo paru pour la premire fois en anglais puis en
franais en 1909 nĠavait jamais t rdit depuis. NĠeut t la prise de
parole entre temps dĠautres auteurs dont des belges, on se serait cru en face
dĠune conjuration du silence, tant donn la clbrit de Sir Arthur Conan
Doyle, son auteur et celui de Sherlock Holmes. Frappant est aussi le contexte
mme de cette rdition : si les diteurs destinent en premier leur
livraison au public belge, en cho notamment un autre ouvrage : Les
fantmes du roi Lopold dĠAdam
Hochschild, voici que Le crime du Congo arrive point nomm et sĠembote parfaitement, dans une perspective
historique vidente, dans la srie dĠautres crits, congolais cette fois-ci,
dnonant eux aussi et preuves lĠappui dĠautres crimes autrement graves perptrs
au mme Congo. Un des plus percutants et derniers en date, est sans conteste Crimes
organiss en Afrique centrale
dĠHonor Ngbanda Nzambo!
Quatre
moments scandent Le crime du Congo,
dans cette traduction complte : les buts viss par lĠouvrage,
lĠaccusation directe du roi Lopold II de Belgique, les preuves charge et la
perspective utilise par lĠauteur.
LĠauteur
poursuit deux buts. Le premier, le plus en vue dans lĠouvrage, est humanitaire.
Il sĠagit de dmystifier, via les pratiques de ses agents du terrain, la
fourberie du roi Lopold II quant lĠexploitation de lĠEIC. LĠauteur apparat,
ce faisant, comme un dfenseur des populations martyrises du Congo. Le
deuxime but, moins apparent avant le chapitre 12, est essentiellement
conomique, mieux imprial et capitaliste, et vise la dnonciation du non
respect par le roi Lopold II des engagements pris au terme du Trait de
Berlin. De ce point de vue-ci, lĠauteur
apparat comme le dfenseur des intrts des autres nations dans lĠespace de
libre concurrence que devait tre lĠEIC.
Ë lĠanalyse, le but humanitaire
en faveur des populations congolaises est vite clips par le but conomique au
profit des puissances concurrentes de la Belgique, dont lĠAngleterre. Que le
point de vue des Congolais brille par son absence tout au long du texte,
autrement quĠen tant que des victimes silencieuses et dsignes, renforce
lĠodeur de paternalisme si courant lĠpoque ds quĠil sĠagit de protger ou
de sauver les pauvres indignes, ces peuplades africaines infrieures sur
lĠchelle de la Ç civilisationÈ. Ni libration vritable prconise par
lĠauteur, ni dnonciation de la colonisation en tant que telle; mais seulement
lĠusage opportuniste des souffrances des Congolais pour justifier les rcriminations
de lĠAngleterre vis--vis des politiques congolaises du roi Lopold II dĠune
part, et pour dnoncer les torts conomiques subits par lĠAngleterre dĠautre
part. Chosification et instrumentalisation des populations congolaises sur
lĠchiquier gostratgique de lĠpoque incitent, justement, croire quĠau-del
du prtexte humanitaire, le vrai but de lĠouvrage de Sir Arthur Conan Doyle est
conomique et imprialiste et ce, plusieurs gards.
Relevons dĠabord lĠintrt non
cach des Anglais vis--vis du Congo. Parmi les tmoignages et les rapports
dcrivant le calvaire des populations congolaises, nombreux sont ceux qui sont
le fait des Anglais , missionnaires, ngociants et autorits civiles
confondus, dont le Consul gnral Roger Casement nĠest pas des moindres. Ils
firent tant et si bien que le roi Lopold II d nommer une commission dĠenqute
officielle en 1904, afin de faire la lumire notamment sur les allgations
contenues dans le Rapport Casement
relativement aux exactions de lĠadministration coloniale sur les Congolais.
LĠagacement des Anglais face au monopole de fait impos par le roi Lopold II
(p. 197) et leur impatience de satisfaire leurs apptits commerciaux au Congo
sont si vidents quĠon ne peut manquer de sourire lorsque lĠauteur conseille la
retenue dans la partition du Congo Ç dans laquelle lĠEmpire britannique,
dont les responsabilits sont dj trop tendues, pourrait bien montrer la plus
grande abngation È (p. 195.) Quelques lignes plus loin, le voil qui sort
ses muscles pour annoncer urbi et orbi le devoir du mme Empire britannique
Ç comme il lĠa t souvent dans lĠhistoire du monde, de prendre seuls en
mains ce qui devrait tre une tche commune È (p. 196.) Relevons galement
deux lments politiques importants : dĠabord, la mort de Lopold II
(1909) lĠAngleterre nĠavait toujours pas reconnu lĠEIC comme possession de la
Belgique (p. 196); ensuite, ce non-engagement diplomatique lui laissait le
champ libre pour un coup de force au Congo : sur le plan international, il
suffirait dĠun blocus du Congo ou, dfaut, de dclarer lĠEIC un tat
hors-la-loi (voir p. 197); sur le plan bilatral, lĠauteur ne semble pas
exclure une action militaire visant lĠannexion dĠau moins une partie du Congo
aux territoires de lĠEmpire. Ë ce dernier gard, lĠauteur lance un ultimatum
la Belgique : Ç Si la Belgique nous cherche querelle, quĠil en
soit ainsi! È (pp. 196-197.)
Au total, la mme cupidit que
lĠauteur reproche au roi des Belges se profile derrire le voile humanitaire
quĠil jette lui-mme aux yeux du lecteur. Le crime du Congo apparat comme une critique de la colonisation
seulement dans la mesure o lĠauteur revendique en dernire analyse une
colonisation plus efficace et, sans doute, plus rationnelle. Je laisse le
lecteur mditer les deux extraits suivant; le premier extrait voque lĠargument
humanitaire qui ne manquera pas de rappeler Ç le droit dĠintervention
humanitaire È dont il est parfois question notre poque :
Ç Nous avons [É] le droit dĠintervenir. [É] Nous pourrions dĠailleurs
revendiquer ce droit dĠintervention au nom de lĠhumanit È (p. 185.) Le
deuxime extrait dvoile, derrire le rglement de compte avec la Belgique
hritire de lĠEIC, la frnsie anglaise pour prendre part son tour au festin
de ce Ç magnifique gteau africain È dont parlait le roi Lopold
II : Ç Les Belges ont eu leur chance. Ils ont dispos de vingt-cinq
annes de possession tranquille et ils ont fabriqu un enfer [É] Il est hors de
question que la Belgique se maintienne au Congo È (pp. 193-194.)
LĠaccusation
porte charge du roi Lopold II de Belgique articule le public et le priv,
le moral et le politique, avec pour toile de fond des abus dĠune rare cruaut
sur les populations indignes du Congo. LĠauteur qui ne mche pas ses mots
commence par traiter le roi Lopold II dĠhypocrite vis--vis du Trait de
Berlin, lui imputant une
responsabilit morale : les prtendues philanthropie et mission civilisatrice
de Lopold II au Congo relvent plutt de la supercherie de la part dĠun homme
en ralit anim dĠune Ç cupidit sans scrupule È et descendu
Ç si bas quĠil se trouve tre, aujourdĠhui en 1909, charg de la responsabilit
personnelle et directe la plus terrible quĠait eu porter aucun homme dans
lĠhistoire moderne de lĠEurope È (pp. 23-24.) Non seulement le roi des
Belges est accus de cautionner les exactions de ses agents au Congo, mais pire
encore, il est accus dĠavoir Ç imagin toute lĠopration, en pleine
connaissance des malheurs quĠelle pouvait engendrer È (p. 53), les
malheurs des populations congolaises attests par maints tmoignages et
rapports officiels. Selon notre auteur, le roi des Belges nĠest pas seulement
coupable moralement, dans la mesure o Ç un mot de lui aurait chang le
systme È, mais Ç il nĠexiste pas non plus de circonstance attnuante
la culpabilit morale du chef de lĠtat, lĠhomme qui vint en Afrique au nom
de la libert du commerce et de la rgnrescence des indignes È (pp.
53-54.)
Il
y va galement dĠune responsabilit politique : alors quĠ la Confrence
de Berlin Ç les nations rivalisrent entre elles pour servir les projets
du roi des Belges et exalter la noblesse de ses desseins È (p. 25),
celui-ci nĠa pas trouv mieux que de trahir ses engagements devant ses pairs
aussi bien quant aux dveloppement du bien-tre des indignes quĠ la garantie
de maintenir le Congo ouvert au commerce international. En premier lieu, le roi
se rvle tre un Ç autocrate absolu È dont les ministres commis
lĠadministration du Congo ne sont que de Ç simples rgisseurs qui graient
un domaine avec, dans leur dos, un propritaire trs habile et fort attentif È
(p. 29.) Quant aux indignes, ils sont Ç dvaliss de tout ce quĠils
possdaient, dbauchs, dgrads, mutils, torturs, massacrs, et le tout sur
une si grande chelle quĠ ma connaissance on nĠa jamais rien vu de semblable
dans le cours de lĠhistoire È (pp. 26-27.) Quant au commerce international
au Congo, la Belgique et son roi se seraient rendus coupables dĠun scandale
financier norme, Ç si norme quĠon prouve encore bien des difficults
le mesurer È (p. 179) : en plus de tenir secrte toute la comptabilit
pendant toute la priode de lĠEIC, des emprunts faits au nom de lĠEIC –
en dpit des normes bnfices raliss au Congo – furent affects
Ç des spculations en Chine et ailleurs È, compromettant ainsi la
Ç bonne rputation morale et financire È des Belges et de leur roi (idem.) En second lieu, le roi incrimin et ses rgisseurs
sur le terrain ont tabli Ç le plus rigoureux des monopoles
commerciaux : leur objectif tait dĠradiquer compltement la concurrence
conomique dans un pays aussi grand que lĠEurope, Russie non comprise È
(p. 24.) LĠune des premires manifestations de ce monopole fut dĠenlever aux
indignes toutes Ç les terres nĠtant pas effectivement occupes È
qui devenaient ainsi Ç la proprit de lĠtat È (p. 32.) Pire encore,
tout en enlevant aux indignes et leur pays et le produit de leur pays, ils
seront soumis des conditions de travail forc et de vie au service de lĠEIC
qui Ç ne pouvaient pas se distinguer de lĠesclavage È (p. 33.) Pour
Sir Arthur Conan Doyle, dĠun ct Ç le roi Lopold trompa les autres
Puissances È (p. 36), jurant contre les belles paroles de son Premier
ministre la Confrence de Berlin : Ç LĠtat dont notre roi sera le
souverain sera une espce de colonie internationale. Il nĠy aura pas de
monopoles, pas de privilgesÉ Tout au contraire : libert absolue pour le
commerce, libert de proprit, libert de navigation È (p. 24); dĠun
autre ct, la Belgique galement, en approuvant et en dfendant la politique
de lĠtat du Congo au moment dĠen hriter, Ç se rendit pour toujours
solidaire de tous les crimes que jĠai raconts È (p. 181.)
Le
moins quĠon puisse dire est que la hargne peu diplomatique de lĠauteur
lĠendroit du souverain dĠun pays ami, tonne. Le fait que son livre soit sorti
dans un contexte europen peu favorable la Belgique et au roi Lopold II,
suite aux tmoignages et aux rapports sur les exactions de lĠtat au Congo, ne
le justifie pas non plus. Mais plus que tout, ses accusations trs directes
confortent dans lĠide dj voque selon laquelle son dsir le plus ardent est
de voir lĠAngleterre jouir des richesses congolaises, voire supplanter la Belgique
au Congo, ft-ce en partie.
La
preuve multiforme produite est non seulement concordante, mais elle est aussi
accablante. Prives et officielles, les sources sont des plus fiables :
des tmoignages de missionnaires catholiques et protestants, des observations
des personnalits crdibles de diffrentes nationalits, des rapports officiels
tablis sur le terrain, les tmoignages des indignes congolais lors de la
Commission dĠenqute de 1904-1905[2],
des extraits des comptes rendus officiels du Parlement belge et de diffrentes
confrences internationales dont la Confrence de Bruxelles de 1889-1890, etc.
En homme Ç emport par le sentiment dĠune injustice brlante et dĠun mal
intolrable È (p. 190), lĠauteur nĠa pas de mots assez durs pour fustiger
les exactions des agents de lĠtat au Congo ni, non plus celles de leurs
gardes-chiourmes indignes, les capitas. Les cas sont si nombreux et rpandus tout le territoire congolais
quĠil suffit de les rsumer pour en donner une certaine ide. Les exactions
concernent notamment la fixation des populations indignes sur le sol de leur
village, avec pour consquence lĠimpossibilit des changes matrimoniaux et
commerciaux entre elles et un appauvrissement gnralis; le recrutement forc
des hommes destins au service de lĠtat ou lĠarme coloniale souvent pour un
terme ferme de sept ans, avec pour consquence le dpeuplement des villages
entiers en hommes valides; le tribut en travaux forcs, spcialement en
cueillette du caoutchouc, mais aussi en corve de portage, en don de femmes
pour le repos des capitas, etc.;
les punitions individuelles ou collectives sous forme de prise dĠotages (femmes
et enfants), de razzias des villages entiers, dĠexcution sommaire y compris
des malades improductifs, de mutilations corporelles diverses (lĠamputation
dĠun membre), de peine de la chicotte pouvant conduire au dcs, etc. La misre
qui sĠensuivit donna lieu un dpeuplement effarant des zones nagure
populeuses. Ë titre indicatif, Ç la population de Bolobo [É] est tombe de
40.000 7.000 habitants È (p. 22) entre 1885 et 1903! Cela pour taire
lĠimpunit dont jouissaient les agents de lĠtat, y compris en cas dĠabus sur
des ressortissants des Puissances europennes autres que belges (voir le cas de
Stokes, pp. 41-42.) Face cela, lĠadministration de lĠtat opra des changements
cosmtiques sans aucun effet notable, tandis que les indignes congolais
opposrent une rsistance certes drisoire mais hroque : ceux qui le pouvaient
se rfugirent de lĠautre ct du fleuve, au Congo franais; dĠautres se
terrrent dans la fort, prfrant y mourir plutt que dĠencore subir le joug
de lĠhomme blanc (voir pp. 50 et 51. galement plusieurs exemples de rsistance
indigne dans les annexes, Document 3 : Ç Mission du Kwango. Journal
du Pre Cus, 1903-1904 È.)
Certes,
les faits parlent dĠeux-mmes, mais encore une fois, on nĠentend aucune voix
congolaise merger dans lĠensemble des tmoignages repris par lĠauteur. La
prpondrance des voix europennes suggre que lĠintrt de lĠauteur culmine
dans le rglement du diffrend entre le roi Lopold II et la Belgique dĠun
ct, lĠAngleterre et les autres puissances europennes de lĠautre ct. Dans
cette arne gostratgique, les populations congolaises reprsentent la portion
congrue des proccupations de lĠauteur qui il faut reconnatre, toutefois,
une sincre noblesse de cÏur, un non moins sincre sentiment de compassion
envers les indignes de lĠEIC.
La
perspective de lĠauteur me semble claire, cela tant : utiliser le
sentiment humanitaire pour mouvoir lĠopinion europenne, ensuite exiger un
repartage du Congo. Nous sommes devant une perspective de rupture
mthodologique en matire coloniale, en vue dĠune colonisation la fois plus
efficace, au sens de plus durable et plus longtemps profitable en mnageant les
populations locales assujetties, et plus quitable, au sens du respect inconditionnel
de la libre concurrence sur les richesses du sol et du sous-sol congolais au
profit bien compris des puissances europennes. CĠest prcisment en cela que Le
crime du Congo est un livre la fois
intressant et irritant : dĠun ct il instrumentalise (comme je lĠai dj
dit) les populations et lĠensemble du pays du Congo, travers la dnonciation
certes louable dĠuns systme dĠexploitation inhumain et, dĠun autre ct il
sĠen sert pour faire valoir des revendications correctrices du mme systme
dans la poursuite des mmes objectifs coloniaux, ne proposant pour les
indignes, au mieux, quĠun allgement du joug colonial moins suivant un
sentiment humanitaire que suivant lĠadage qui prconise de mnager son cheval,
si on veut aller loin. Sir Arthur Conan Doyle est si profondment dfenseur de
la colonisation blanche, Ç condition que celle-ci rponde des critres
de moralit civilisatrice – de ÔdveloppementĠ et de Ôbonne gouvernanceĠ
dirait-on aujourdĠhui È (Postface, p. 206), que le seul problme qui se
pose ses yeux est celui de la mthode dĠexploitation. Que la colonisation est
une violence par dfinition, voil qui nĠapparat nulle part dans son ouvrage.
Que les autres systmes coloniaux furent seulement moins ostensiblement
violents que le systme de Lopold II au Congo, voil une chose quĠil reconnat
timidement lorsquĠil dit : Ç aucun systme colonial nĠest au-dessus
de pareils reproches È (p. 189) et de citer quelques cas dĠabus ailleurs
quĠau Congo.
CĠest
le cas de le dire, la lgitimit de lĠindignation de notre auteur dans Le
crime du Congo repose sur la dimension
morale de celle-ci face, moins aux abus en tant que tels quĠ lĠimpunit dont
jouissaient leurs auteurs au Congo, quĠ lĠabsence de mesures correctrices
efficaces en vue dĠune exploitation plus rationnelle, plus profitable sur le
long terme. En effet : Ç Au Congo, que je sache, aprs vingt ans
dĠhorreurs et de brutalits sans pareilles, personne, de lĠofficier suprieur
au simple commis, nĠa jamais t condamn pour une conduite qui, un Anglais,
aurait certainement valu la potence È (p. 189.) Colonisation, crimes, impunit;
cette trilogie aux multiples facettes suggre-t-elle des leons aux gnrations
actuelles de Congolais et des Belges, dĠanciens coloniss et dĠanciens colonisateurs?
Des
leons tirer, il y en a certainement. Elles pourraient faire lĠobjet dĠun
ouvrage entier. Les inventorier nĠest malheureusement pas lĠordre du jour de
la prsente tude. QuĠil suffise de noter que ni des ouvrages comme celui de
Sir Arthur Conan Doyle, ni des expositions tronques comme celle dernirement
organise par le Muse de Tervuren qui aurait d tre lĠaboutissement dĠun
prtendu travail de dcolonisation dudit Muse, ne parviennent exorciser,
dcisivement, le dmon du
rvisionnisme relativement au mal par dfinition quĠest toute colonisation.
Au-del du vulgaire rglement de comptes entre tats rivaux dans la prdation
du Congo dans lĠespce ou bien entre des personnalits commises cette tche
sur le terrain, la raison dĠtat lĠaura chaque fois emport; quĠimporte que les
faits soient connus, les abus
dnoncs, les justiciables identifis et la preuve matrielle tablie, jamais
il nĠa t question de rparer les torts, dĠindemniser les victimes. Pas plus
Lopold II et la Belgique, Mobutu et son systme nĠont t inquits de ce
point de vue, en dpit des rapports accablants des commissions de la Confrence
Nationale Souveraine dans ce dernier cas. LĠOuganda et le Rwanda ne le sont
toujours pas, pour leurs crimes au Congo, ni non plus les rgimes Kabila I et
II, pour leur gestion de la guerre. Force est de constater la capacit de
survie du douloureux mariage arrang entre le Congo et la Belgique pour revenir
au livre de Sir Arthur Conon Doyle, lui tant lĠpouse battue qui a fini par
dvelopper le syndrome de Stockholm tant ses enfants sont peu enclins revisiter,
voire rcrire lĠhistoire du couple partir dĠune perspective moins tronque
mais aussi moins victimisante, et elle lĠpoux machiste qui sait, grce au jeu
des alliances avec les autres puissances prdatrices, user et abuser de sa
position de juge et de partie, donner du bton ou de la carotte suivant ses
intrts du moments.
SĠil
est une leon tirer de lĠouvrage sous tude, je dirai que, globalement, la
colonisation du Congo demeure ce jour un continent dcouvrir dans sa part
la plus tnbreuse, mais aussi un continent noir venger dĠun si long martyre
dans lĠindiffrence gnrale, voire avec la complicit de la fameuse communaut
internationale activement servie par des complicits locales. Ë ce sujet,
lĠhistoire crite par les seuls vainqueurs dĠhier porte, cĠest prouv, la marque
du soupon; or, sauf exception, les Congolais aussi brillent par leur absence
et par son silence dans ce forum. Ceux dĠentre eux qui bavardent sur je ne sais
quelle ironique histoire dĠamour entre les Congolais et leurs Noko ou oncles belges, nĠont rien compris. Sans doute y a-t-il
un dbut de vrit dans la bouche des autres qui tablent sur la
Ç re-production È du modle que demeure le matre longtemps aprs
lĠaffranchissement dans lĠesprit toujours colonis de lĠancien colonis. Tout
de mme, voici bientt un demi-sicle que lĠactuelle RDC est indpendante!
Combien existe-t-il dĠouvrages sur lĠhistoire de la colonisation du pays,
crits par des Congolais dans une perspective autre que celle, souvent, de la
promotion acadmique de lĠauteur? De quel poids pse le thme gnral de la
colonisation du Congo dans la littrature congolaise? Quelle est la part de
cette priode sombre de notre histoire dans le systme dĠenseignement au Congo?
Que des interrogations proccupantes sans rponse, dĠautant moins quĠune partie
non ngligeable de lĠintelligentsia congolaise a pris le chemin de lĠexil.
Peut-tre a-t-il fallu un demi-sicle (Hati nĠa toujours pas su grer son indpendance
200 ans aprs!) pour une prise de conscience gnratrice dĠaction. Il faut
esprer que les temps sont dsormais mrs pour le retour des exils et la prise
de parole authentique, renouvele, destination premire des enfants du Congo.
En
effet, lĠautre leon concerne lĠappropriation par les Congolais de la
connaissance de leur propre pays, en ce compris celle de leur histoire.
QuĠimporte les approximations et les prjugs en sous, ce quĠa dit le
colonisateur de nos anctres fait partie intgrante de la connaissance de chez
nous, que nous avons certes rectifier, amliorer. Voici que ni le public ni
le priv congolais ne semble le moins du monde proccup par un tel effort ou
si peu! Combien de centres de recherche ou de collections existent au Congo sur
son pass? Combien de Congolais hautement instruits sont aujourdĠhui capables
de parler en intellectuels avertis des ralits de leur pays en dehors, et
encore, de lĠimbroglio politique en cours? Sans un tel travail de mmoire, sans
un tel droit dĠinventaire, je ne me trouve pratiquement aucune raison dĠesprer
ni un changement vritable dans les rapports douloureux depuis toujours du
couple Congo-Belgique ni, avant tout, un rveil de conscience chez les
Congolais constamment rattraps par lĠurgence multiple de la survie immdiate.
LĠhistoire faire ne peut nous appartenir si ne nous appartenait au pralable
notre histoire dj faite. Je disais, ailleurs quĠici, que si elle sĠcrit
effectivement au pass, lĠhistoire se fait rellement au futur. Voici une
parole qui mrite, je crois, une nouvelle grce rflexive lĠissue de la
lecture de Sir Arthur Conan Doyle dans Le crime du Congo.
[1]
Le livre a t rdit en 2005 dans la collection Ô1/20meĠ aux
ditions la mesure du possible, Bruxelles (Belgique)
[2]
Voir www.cobelco.org pour plus de dtails
ce sujet.