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Interview de Virginie Jortay à propos de Bruxelles, ville d'Afrique

 

© photos Groupe Kuru

 

CoBelCo: "Pourquoi avoir créé une pièce traitant de la colonisation belge du Congo?"

VJ: "Fin des années 80, j’ai eu l’occasion de lire du sang sur les lianes, de D.Vangroenweghe, et j’ai autant été impressionnée par son contenu que par ma totale méconnaissance des faits. Après en avoir parlé avec mon entourage, je me suis rendue compte que j’étais loin d’être la seule personne à ignorer tout de notre passé colonial. Je me suis alors intéressée de plus près à l’histoire de la Belgique que je trouvais très "théâtrale". Je savais que j’allais, un jour, aborder le sujet au théâtre, mais je n’étais pas encore prête. Dès lors, j’ai laissé Léopold II et ses mercenaires dans un coin de ma mémoire, afin d’escalader des murs moins ardus, mais toujours en rapport avec la belgitude.

Quand en 1994, survint le génocide au Rwanda, je fus bouleversée. C’était comme si tout un pan de mon univers s’effondrait. Depuis l’enfance, on n’avait pas cessé de me répéter les "plus jamais ça". Une voie royale vers l’horreur s’entrouvrit à nouveau… Ce génocide révélait toutes les failles du système. Les certitudes, auxquelles ma société m’avait fait croire, se désintégraient. Toutes les barrières de sécurité mises en place au sortir de la seconde guerre pour empêcher la monstruosité de frapper à nouveau étaient anéanties. L’innommable eut à nouveau lieu et, cela, dans le désintérêt, le plus général.

Des massacres interethniques prétendait-on, comme si cela ne nous concernait pas. Je m’inquiétais en regardant ma ville, en arpentant ses artères, en marchant sur les pierres bleues du "grandiose" Léopold qui avait urbanisé sa ville avec le sang des Congolais. Et, je construisais ma réflexion. Là-bas, dans la région des Grands Lacs que nous avons prétendu "tant aimer", où "nous avons tout donné". Mais, nous ne voulions pas savoir, nous ne voulions pas voir ce que nous avions laissé faire, nous ne voulions pas accepter notre part de responsabilité… tandis que nous rénovions notre Palais de Justice, tandis que nous sablions les pierres de notre Cinquantenaire.

J’ai ensuite lu le livre de Colette Braeckman: Histoire du génocide rwandais. Le lien était fait: d’un siècle à l’autre, les intérêts sont identiques et l’intervention humanitaire sert de masque au pillage économique".

CoBelCo: Quel est le message de la pièce?

VJ: "Les messages sont multiples et se situent à différents niveaux. L’objectif était de proposer les faits historiques, et de laisser le spectateur se faire sa propre histoire. Là où les choses devenaient complexes, c’est qu’il y a des réalités parfois si grotesques qu’on n’y croit pas et qu’à l’inverse, nous avons poussé certains personnages dans leurs retranchements les plus grotesques, car le théâtre a ses règles et exige de la théâtralité… Ce sont des questions de choix, d’esthétique et d’éthique".

CoBelCo: Est-ce que tu t’attendais voire espérais qu’un réaction ou qu’une action soit déclenchée grâce à la pièce ?

VJ: "Non, franchement, je n’ai pas eu cette prétention. Il touche beaucoup trop peu de publics pour cela. Par contre le spectacle a soulevé pas mal de polémiques et je trouve que c’est cela qui est le plus intéressant. Autant à Bruxelles qu’à Kinshasa, c’est un spectacle dont on continue à parler encore aujourd’hui. La scène, c’est l’art de l’éphémère et rien, à part la mémoire, n’est là pour dire "ça a existé". Très souvent, la mémoire s’arrête quand on range les décors et qu’on disperse les accessoires. Ce qui est loin d’être le cas avec Bruxelles, Ville d’Afrique, car le débat continue".

CoBelCo : Quelles ont été les réactions à Kinshasa et en Belgique, au niveau de la presse et parmi la population?

VJ: "Nous avons répété et créé le spectacle au Théâtre du Zoo à Kinshasa. Dès le départ, les rumeurs ont fusé dans tous les sens parce que nous étions taxés d’hors-normes. Les gens nous regardaient comme si nous étions fous: les blancs étaient étonnés de nous voir nous déplacer à pied dans la ville. D’autre part, certains noirs nous insultaient car il était indécent pour un patron (comprenez un blanc, donc quelqu’un qui a de l’argent) de ne pas utiliser la voiture.

Le jour de la premère représentation, il y avait des officiels, des noirs, des blancs, des ambassadeurs, des humanitaires, des journalistes, des artisans, des familles, des investisseurs wallons, des banquiers flamands, des professeurs d’université, José, vendeur de cigarettes, Disundi, soudeur, ce sorcier qui guérissait le Sida… bref tout Kin, en noir et blanc. De là à dire que la pièce a fait l’unanimité… Je dirais qu’elle a créé deux antagonismes: celle des "tout à fait pour" et celle des "tout à fait contre".

Il y eut ce merci, sincère et profond de ce vieil homme qui pleurait comme un enfant en disant que c’était le plus beau jour de sa vie, ou ce professeur d’histoire qui voulait que nous allions jouer la pièce dans toutes les écoles du Congo, ou encore cette femme blanche qui travaillait à l’ambassade de Belgique qui, mariée à un Congolais, acceptait enfin de croire ce que son mari avait essayé de lui dire depuis 25 ans.

Il y eut également ces hommes furieux qui nous demandaient si nous n’étions pas tombés sur la tête de raconter des imbécillités pareilles, et l’ambassadeur qui me demandait à quoi cela servait d’aller raconter ce que tout le monde savait déjà, et moi qui lui répondait que si lui savait, c’était loin d’être le cas pour tout le monde, ou encore ces étudiants qui notaient chaque réplique de la pièce et ces jeunes blancs qui nous accusaient de semer la zizanie alors que eux restaient après notre départ.

Oui, ils ont eu peur, peur à aller jusqu’à nous jeter une chaussure en pleine figure alors que nous déjeunions tranquillement chez monsieur Maurice, peur jusqu’à nous faire passer pour des drogués qui nous piquions dans la rue, peur au point que les professeurs de l’école belge ont demandé à leurs élèves de rédiger une rédaction qui aurait pu s’intituler "pourquoi je n’ai pas aimé Bruxelles, ville d’Afrique?", peur quand les autres se tordaient de rire en écoutant les arguments développés par les professeurs blancs pour blancs…peur au point d’avoir écrit des lettres adressées à des ministres, à nos producteurs ou coproducteurs.

Quand nous sommes arrivés à Bruxelles, notre réputation nous précédait; il y avait eu des articles parus dans les journaux, des émissions radios... Nous avons commencé par la France, où l’accueil du public a été formidable. Il y a eu des lettres et des témoignages qui ne trompent pas. Comparativement au public congolais, le public belge nous a semblé bien fade. Mais en règle générale, la presse et le public ont apprécié. D’autre part, Bruxelles, ville d’Afrique vient de recevoir le Prix SACD (société des auteurs-compositeurs dramatiques) pour le meilleur spectacle de la saison 2000".

CoBelCo : Comment s’est déroulé votre séjour à Kinshasa?

VJ: "Je ne connaissais pas d’acteurs congolais. Initialement, l’idée était d’aller à Kinshasa pour apprécier le fonctionnement du théâtre, et pour ensuite organiser un premier essai avec les acteurs locaux. Dès cette première rencontre, le choc a été fulgurant. Non seulement la vitalité était bouillonnante mais les conditions dans lesquelles celle-ci s’exprimait relevaient d’une grande leçon de théâtre: une baffe magistrale. Quand on voyait l’énergie des acteurs et leur richesse d’invention, le choc a été déterminant.

Dès lors, l’idée de créer le spectacle entier à Kin s’est imposée. Mais à ce moment-là, il fallait que nous acceptions de vivre dans une autre réalité (nous devions par exemple mettre beaucoup d’énergie à faire fonctionner le théâtre: il n’y avait que 6 projecteurs, aucun pendrions, pas de perches en salle, pas de sonorisation ,etc…), et qu’ils nous épaulent pour pouvoir parler le même langage.

Il y a eu des moments difficiles. Nous avons assisté à des scènes incroyables et partagé des choses d’une intensité qui ne nous sera peut-être plus jamais donnée de revivre. À tel point que nous sommes tous rentrés exténués, mais avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose qui avait du sens. Quand nous nous sommes tous retrouvés en Belgique, nous avons tous pris conscience que ce que nous avions réalisé à Kinshasa, nous n’aurions pas pu l’accomplir en Belgique. Nous aurions fait un autre spectacle, mais différent de Bruxelles, ville d’Afrique".

CoBelCo: Et celui des Congolais à Bruxelles ?

VJ: "Les Congolais ont eu la même expérience que nous quand ils sont venus à Bruxelles. Ils étaient logés dans des appartements-hôtel, nous nous retrouvions sur le plateau pour travailler et nous sortions parfois ensemble. Eux aussi se sont engueulés, mais eux n’ont pas eu la même surprise de la vitalité belge…même si nous avons fait le maximum pour leur montrer ce qu’il y avait de plus beau chez nous, nous n’arrivions pas à la cheville de ce qu’ils nous avaient donné. Le souvenir le plus intense, fut la visite au village de Tervuren. Nous nous sommes rendus sur les tombes des 7 congolais morts lors de l’exposition universelle de 1897 et leur avons rendu hommage (chacun des acteurs congolais portait dans sa distribution un des noms de ces victimes). C’était très fort. Mais à l’inverse de la vie que nous avons reçue à Kinshasa, nous, nous ne pouvions que partager la mort".

CoBelCo: Penses-tu que les Congolais connaissent mieux cette partie de l'histoire que les Belges?

VJ: " Oui, vraiment, les Congolais, même les très jeunes, sont beaucoup plus conscients de cette partie de l’histoire que les Belges. Peut-être ne connaissent-ils pas les dessous de cartes concernant le vénéré Bwana Kitoko, aujourd’hui encore adulé et regretté. Il y a des valeurs qui sont difficiles à remettre en question comme celle des missionnaires par exemple. De plus, certains vont jusqu’à regretter leurs nokos(oncles)…C’est paradoxal mais c’est pourtant la réalité. Mais de la récolte du caoutchouc et de la chicotte, ils savent tout, et ils n’ont rien oublié !"

CoBelCo: Penses-tu que la pièce a eu des conséquences sur la mentalité des Belges et des Congolais ?

VJ: "Non, une pièce de théâtre, ce n’est pas la révolution, mais je fus heureuse de voir des gens pouvoir accéder à une information à laquelle ils n’avaient peut-être pas eu vent par le passé. Et les réalités sont très différentes: au Congo, certains voudraient bien savoir mais il n’ y a que très peu de livres. En Belgique, c’est très clair: on ne veut pas savoir, ou si peu..."

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